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Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/169

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De M. Saint-Georges de Bouhélier :

1° J’ai fait presque toutes mes études dans un lycée. Mais j’ajouterai immédiatement que l’éducation que j’y ai reçue ne m’a pas laissé de marque.

D’abord je n’ai jamais été qu’un élève assez médiocre ; j’étais de ceux dont on dit : « qu’ils ne veulent rien faire. » Ensuite j’avais l’air indisciplinable.

Ce que nous enseignaient nos professeurs, c’étaient des rudiments de grec, de mathématique, de latin, etc. Pour me distraire pendant les classes, je cachais sous mes livres scolaires des petits tomes à cinq sous que j’avais achetés les jours de sortie, et que je parcourais avec avidité. Mes professeurs, qui certainement étaient des hommes de mérite, ne se doutaient pas de l’ardeur avec laquelle, au lieu d’écouter leurs leçons, je m’instruisais dans La Bruyère, Lesage et Jean-Jacques Rousseau. Pendant les cinq ou six années que je suis resté au lycée de Vire, je n’en ai rencontré qu’un seul qui se soit peut-être rendu compte que l’élève hostile que je semblais être n’était tout de même pas un niais absolu. C’était un professeur d’histoire dont j’ai gardé le souvenir, comme d’un homme excellent et clairvoyant. Les autres ne se souciaient nullement de rechercher les aptitudes qui pouvaient se manifester chez leurs élèves. Certes, ce serait un tort de le leur reprocher, car, au milieu des trente élèves dont se composait leur classe, comment eussent-ils pu établir des distinctions ?… Quoi qu’il en soit, cette ignorance est peut-être la cause du manque d’influence qui caractérise d’habitude tant d’enseignements.

2° Pour ma part, je déclarerai donc que je suis sorti des mains de mes maîtres absolument neuf et libre. Je ne crois pas leur devoir seulement une pensée. Mon éducation véritable, je suis certain qu’elle a eu lieu en dehors d’eux, je pourrais même dire contre eux. Car mes goûts ils les contrariaient de toute leur force, et c’est en dépit de leurs sentiments que j’ai persisté à me développer dans un sens qu’ils réprouvaient.

Ainsi je ne leur attribue qu’une influence, que l’on pourrait appeler, par réaction.

3° Il ne me semble pas que l’éducation telle qu’on la pratique aujourd’hui puisse produire des effets sérieux sur quelqu’un dont toutes les tendances sont un peu nettement caractérisées.

Mais je n’ignore pas que tout le monde n’a pas une nature à aptitudes vives. Je crains même qu’il y ait peu d’hommes de ce genre-là.

Il est vrai que le type esclave est, dans notre espèce, un des plus communs. Personne n’ignore que ce qui distingue une foule d’êtres, c’est leur impuissance à penser d’une manière indépendante, c’est-à-dire en dépit des usages de la caste et des conventions en honneur dans la société dont on fait partie. Par contre, ces mêmes individus ont la faculté vraiment étrange de répéter les phrases qu’ils entendent dire souvent, les gestes que l’on fait devant eux un nombre de fois assez grand, etc…