Aller au contenu

Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/286

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvait pas la chasser de lui-même. Avec vingt sous de plus, elle eût fait quarante sous. On eût appelé le médecin. Il eût dit : « Père Perdrix, voilà ce que c’est ! » Et la jambe eût marché, comme par le passé, et l’on aurait eu du plaisir à vivre, et l’on ne sait pas ce que l’on ne peut pas faire avec deux jambes.

Jean lui disait : « Tu as l’air encore tout pensif ! » Et lorsque Jean parlait ainsi, le Vieux n’était déjà plus pensif. Ils n’avaient pas de bien longues conversations parce que dans la vie on ne peut que répéter les mêmes choses. Jean restait parfois à l’extrême bout du banc, aimant à sentir s’imprimer en ses fesses les angles du bois. Cela, le Vieux ne pouvait pas le comprendre. Il disait : « On dirait que tu as peur de t’asseoir. Approche-toi donc, y a de la place. »

Pierre Bousset disait à son fils : « Vous êtes au même point tous les deux, aussi feignants l’un que l’autre. » La mère répliquait : « Dans le temps, il aimait lire. Essaie donc, maintenant, de lui faire ouvrir un livre. » Et la petite Marguerite, un peu plus conciliante : « C’est bien vilain, mon Jean ! »

Vraiment, lui aussi, il n’y avait que sur le banc qu’il se plaisait. Septembre et octobre furent deux mois de beau temps où les ombres étaient un peu plus grises et flottaient comme une âme. Les beaux moments du jour pénétraient sous la peau, dans la poitrine, et l’on se sentait au cœur je ne sais quoi qui roucoulait. Ils étaient deux vieux de l’automne, deux amis du fond de la vallée où bientôt les jours seront froids, et ils s’entouraient alors d’une tendresse bonne et douillette. Ils n’en parlaient même pas. Le Vieux s’éveillait à des jours inconnus, à des jours qui n’étaient pas des jours et qui entraient jusque dans les os de son dos. Il aurait tant voulu lui donner du plaisir et lui rendre un peu, mon pauvre petit ! quelque bon service, quelqu’un de ces services qui vous marquent pour la vie et vous font dire : « C’est ce pauvre Vieux qui m’a causé tout mon bonheur. » Il aurait voulu trouver des mots. Il pensait : « Je connais la vie, si je pouvais arriver à lui apprendre tout ce que je sais ! »

Il avait une idée de derrière la tête et parfois s’en entretenait discrètement avec lui-même. Pourtant, il se rendait