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Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/189

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religion nous enseigne : je n’ai pas d’orgueil et je m’incline. Ce n’est pas un exemple à suivre que je te donne, c’est tout simplement ma vie que je te raconte. En tous cas, il est bien certain que mes principes ne m’ont pas réussi, et si j’en avais appliqué d’autres, je n’aurais pu qu’y gagner !

Mon père était huissier, ici même, dans cette maison. Ma mère avait eu quinze ou vingt mille francs de dot. Cela ne donnait pas un gros revenu et nous n’avions guère pour vivre que ce que gagnait annuellement mon père. Les enfants arrivèrent ; nous avons été quatorze. Trois sont morts en bas âge ; le reste a vécu plus ou moins longtemps ; je reste la dernière, comme tu sais. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de mes toutes premières années, et ceux que j’ai ne sont pas tous très authentiques. Les récits qu’on m’a faits se mêlent aux véritables impressions que j’ai eues. J’ai si souvent entendu parler d’une arrière grand’mère qui fut dame d’honneur de la reine Marie-Antoinette que je me figure l’avoir connue ; or, elle est morte l’année même de ma naissance. Il me semble bien que je me rappelle la mort d’une petite sœur que j’ai perdue quand j’avais trois ans : je vois encore mon père essayant, ici, devant cette glace une redingote noire qu’on venait de faire teindre pour son deuil. Un autre jour, je me rappelle une distribution de confitures que ma mère nous a faite pour notre goûter. C’était un après-midi d’automne. Des cloches sonnaient à toute volée ; on entr’ouvrit la fenêtre un moment pour fermer les contrevents : le carillon nous emplit les oreilles et s’éteignit quand la croisée fut close. Je me rappelle aussi des sifflements de martinets dans le ciel lumineux des soirées d’été que j’entrevoyais à travers une certaine fenêtre du second étage. Et puis, c’est à peu près tout ce dont je me souviens de ma petite enfance.

Ma famille était de plus en plus gênée à mesure que les enfants devenaient plus nombreux. On me mit en pension chez les Visitandines, à Paris. Je n’avais pas tout à fait sept ans. Oh ! l’arrivée dans ce couvent après un épouvantable voyage en diligence ! On m’avait confiée à je ne sais plus quelle bonne femme du pays qui venait pour affaires dans la capitale, et je sentais à chaque tour de roues que je m’éloignais davantage de tout ce qui m’avait jamais aimé, guidé, protégé. La triste, la douloureuse impression de dépaysement, quand j’eus passé le tour et que je me trouvai subitement au milieu de petites filles joyeuses qui chantaient et qui jouaient ! Je me sentis si seule, perdue dans un tel isolement qu’après le premier étonnement passé, ce fut comme une sorte de peur qui me prit, une sorte d’effroi. Je me mis tout à coup à pleurer, à pleurer sans fin de grosses larmes brû-