Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/200

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trouver pour le démontrer un peu de la limpidité avec laquelle le docteur Trublet énonce ses amusants paradoxes !

Et d’abord, je ne suis pas scandalisé de la nécessité où me place M. Maeterlinck de me considérer comme le centre du monde en ce qui concerne le temps comme en ce qui concerne l’espace. Le monde est tout autre pour moi qu’il n’est pour l’empereur de la Chine, j’entends le monde que je connais, car je ne connais du monde que ce qui, du monde, se reflète en moi et je suis tout à fait insensible à ce qui se passe dans une île, non encore découverte, de l’hémisphère austral, je ne dirai pas cependant que cette île n’existe pas, mais seulement que tout se passe pour moi comme si elle n’existait pas ; elle n’existe pas pour moi, elle n’est pas du monde dont je suis le centre parce que j’en suis Te reflet. Un pauvre centre d’ailleurs ! qui se déplace dans le temps et dans l’espace et qui, de plus se modifie sans cesse, et perçoit différemment à des moments différents le reflet des choses qui l’entourent. Le monde change et je change aussi, et je ne crois pas que les événements extérieurs à moi attendent mes changements personnels pour se produire, pas plus qu’ils n’attendaient naguère les changements de mon grand-père qui, lui aussi, était sûrement un centre de l’univers. Il se produisait des événements du temps de mon grand-père comme il s’en produit de mon temps ; je pense qu’il s’en produira encore quand je ne serai plus, et qu’il y aura alors d’autres êtres vivants (je dis être vivant et non homme, car tout être qui perçoit le reflet des événements est par là même le centre du monde que limite sa perception), il y aura, dis-je, d’autres êtres vivants qui seront d’autres centres du monde et les événements continueront de se dérouler et chaque être jouera, à chaque instant, dans ces événements futurs, le rôle que lui assignera sa nature propre.

Quoique centre du monde qui se reflète en moi, je n’ai pas la prétention de jouir des mêmes prérogatives centrales dans le monde qui se reflète en mon voisin : pour mon voisin, ma vie est une succession d’événements extérieurs au même titre que la rotation de la terre et le temps qu’il fait : si je me trouve à un certain moment en dehors de sa sphère de perception directe, il ne s’intéresse guère à mon activité ; si je le rencontre dans la rue il est frappé du synchronisme de notre présence en ce point, comme il serait frappé, s’il recevait une tuile sur la tête, du synchronisme de sa présence en un lieu donné et de la chute de la tuile en ce lieu précis. Je pense cependant qu’il ne croirait pas que la tuile a attendu son passage pour tomber ; du moins, je ne le croirais pas si j’étais à sa place…