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Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/42

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plus estimés de mon voisinage.

Le train passait sur un viaduc, coupant une vallée escarpée au fond de laquelle serpentait un petit cours d’eau.

— Voilà, dit le docteur, la rivière qui coule devant ma maison ; il est vraiment pittoresque, ce petit vallon humide avec ces chaumières basses qui dorment près de l’eau courante.

— Pauvre pays triste ! reprit M. Tacaud ; il y a des hommes qui passent toute leur vie dans ces tanières sombres ! Qu’attendent-ils ? Que désirent-ils ? Quelles sont leurs joies ? Ils ont des enfants qui continueront leur existence misérable et qui auront eux aussi des enfants à leur tour, comme les lapins se reproduisent dans leurs terriers. Et cela dure depuis des siècles et il ne semble pas que cela doive finir !

— Les lapins, dit le médecin, sont plus heureux ; ils trouvent facilement à manger et ils n’ont pas à se préoccuper, quand vient la Saint-Michel, de payer une redevance au propriétaire de leur trou. Ils ont peur sans cesse, c’est vrai ; ils ont peur du fusil, ils ont peur du collet, mais ils semblent oublier leurs terreurs quand ils broutent le thym sur la lande sauvage. Les paysans, eux, n’ont pas peur d’être tués par des chasseurs : c’est d’ailleurs le seul avantage qu’ils tirent de leur condition d’homme ; mais ils ont peur de la mauvaise récolte, dont ils ne sont pas responsables, ils ont peur des accidents qui font mourir leurs bestiaux, car s’ils ne paient pas leur terme, ce sera l’huissier, et la vente qui fait honte, et une misère encore plus noire…

» Ils ne mangent pas toujours à leur faim et quelle nourriture grossière ! des pommes de terre et de la bouillie ; rarement du pain et un morceau de lard ; jamais de viande. Croyez-vous que nous soyons fondés à leur reprocher de se procurer parfois une joie factice ou au moins un oubli relatif de leur misérable condition en s’empoisonnant avec de l’alcool frelaté ?

— Les quelques sous qu’ils dépensent en eau-de-vie, répondit Fabrice, ils pourraient les employer plus utilement à acheter un peu de viande ; cela leur ferait un meilleur repas et ils n’absorberaient pas un poison qui ruine leur santé.

— J’ai raisonné comme vous, dit le docteur, et je me suis aperçu que je me trompais. Pour améliorer réellement leur régime au point d’en tirer un avantage sérieux, il leur faudrait infiniment plus d’argent qu’ils n’en emploient à s’enivrer. Songez que pour trente sous on a un litre d’eau-de-vie à l’auberge, et avec un litre d’eau-de-vie il y a de quoi-griser toute une famille. Tandis qu’avec deux livres de viande on peut tout juste faire un repas si l’on est un peu nombreux, et un repas de viande isolé