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Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/43

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ne fait pas plaisir. J’ai même vu des paysans habitués à une nourriture exclusivement végétale, et qui ne pouvaient plus manger autre chose ; cela arrive en particulier aux filles de la campagne qui se placent comme domestiques dans nos maisons bourgeoises ; beaucoup d’entre elles continuent à se nourrir de pommes de terre…

— D’où vous concluez, interrompit M. Tacaud, qu’il faut conseiller aux Bretons de boire de l’eau-de-vie ?

— Hélas, reprit le médecin, je déplore les ravages de l’alcoolisme, mais je n’ai pas le courage de blâmer les malheureux qui s’enivrent. Je trouve ce vice répugnant chez des gens comme vous et moi qui ne manquons de rien et qui avons assez d’instruction pour nous créer des occupations intéressantes ; mais quand il s’agit de cette triste humanité qui végète misérablement dans des cabanes au sol fangeux, au chaume pourri, comment voulez-vous que je ne sois pas plein d’indulgence ? Je reprocherai à un homme sain de s’abrutir en fumant de l’opium, mais je conseillerai la morphine à doses croissantes à un malade atteint d’une affection douloureuse intolérable. Je sais que la morphine finira par tuer mon sujet, mais elle lui aura du moins procuré de temps en temps quelques heures de soulagement et de repos. Et vous voulez que je conteste à de pauvres êtres dont l’existence n’est qu’une longue suite de privations et de tristesse, le droit, comme disait notre bon Renan, d’acheter pour quelques sous un peu de chimère !

— Mais cette chimère là est éminemment dangereuse, dit Fabrice. Votre morphinomane mourra de sa morphinomanie et ce sera tout, tandis qu’une génération d’alcooliques engendrera des malingres, des fous, des criminels…

— C’est là une terrible chose ; ces pauvres gens que leur misère rend excusables engendreront des êtres encore plus excusables, irresponsables même, et plus malheureux aussi ; et dangereux pour les autres. Aussi est-il de notre devoir d’empêcher les paysans de s’enivrer ; je ne vous disais pas que je les encourage à boire ; au contraire, je le leur défends de toutes mes forces ; j’affirmais, seulement que je ne me reconnais pas le droit de les blâmer, ce qui est tout différent. Est-ce sa faute, à ce malheureux, si la seule joie qui soit à sa portée le conduit à donner naissance à des enfants dégénérés et le dégrade lui-même progressivement au point d’en faire quelquefois une brute féroce ? Je fais peur aux ivrognes en leur laissant entrevoir les résultats de leur vice ; mais par quoi puis-je remplacer la joie de l’ivresse ?

— Votre raisonnement serait juste, répondit Fabrice, si tous