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Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/490

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la revue blanche

d’huile ; mais, aussi ponctuelles que celles des planètes, les orbites meurtrières gravitaient, sans gripper, toujours.

La chute du cheval rappela à Sacqueville qu’il était inouï, depuis l’invention des batailles, qu’un Alexandre vainquît à pied, et il se chercha son Bucéphale.

Or la nuit demeurait opaque, sauf les brefs points lumineux des « feux » ; et de ce noir absolu, la faute restait à la poudre sans fumée. De la fumée eût diffusé quelques instants de lumière : chaque détonation se fût accompagnée d’un petit lumignon d’éclair sous le globe d’une volute grise la fumée eût prolongé un jour nul en lui faisant l’aumône — en vêtements — d’une aube et d’un crépuscule.

Soudain une grande lueur partit d’entre les pôles du fer-à-cheval pendant que la fusillade continuait, Sacqueville vit très distinctement quelques hussards, pied à terre, bride au coude, tirer du fourgon de la cantine un matelas — apparemment celui où Taupin, ivre, venait de visiter Fleur-de-Sabre. Ils fourragèrent — leurs montures attachées au fourgon — les flocons de laine. Dix minutes après, ces tampons arrosés de pétrole et de liqueurs variées, dites « de fantaisie », mais combustibles, sinon comestibles, flambaient au bout de deux cents lances. Pour la première fois, il fit un peu jour, et croyant sans doute à une aurore les bayantes trompettes de cavalerie s’éveillèrent et pépièrent leur droit de sonner la charge.

Comme une harde de mustangs sauvages dans un désert des llanos, les beaux animaux allongèrent leurs bonds. Ils venaient droit sur Sacqueville, sans l’avoir éventé, les lances couchées à hauteur des naseaux. Il semblait qu’on eût laissé à chaque bête sa musette, où elle broutait une comète de feu. À chaque foulée, le flux éblouissant des deux escadrons déployés en ligne montait et descendait, comme l’écume d’un premier flot. L’écume de ces licornes était la même que celle de la mer, mariée dans un baiser fumant avec celle des étalons du Soleil. La nuit, devant Sacqueville, portait en son écu, presque aussi formidable que le sien : de sable à une fasce ondée d’or.

Les naseaux et les poitrails étaient illuminés, mais les dolmans bleu de ciel des cavaliers restaient noirs, d’autant plus noirs que derrière l’écran des têtes de leurs montures ils arrivaient après la lumière, comme la détonation n’est plus que l’oraison funèbre. Ceci explique qu’aucun bataillon d’infanterie ne les reconnut, par conséquent ne cessa le feu. Et c’est peut-être pourquoi saint Jean a écrit : « la mort était montée sur un cheval pâle »