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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/36

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LE BRACELET DE FER

— Mais, oui, mon oncle ! Une boîte de cigares ; la marque ordinaire, vous savez.

Paul n’avait pas besoin de renouveler sa provision de cigares, dans le moment ; mais cela faisait tant plaisir à son oncle de faire quelque chose pour lui !

— Je n’y manquerai pas, mon garçon.

— Eh ! bien, partons-nous ? demanda le notaire. Il passe neuf heures déjà, tu sais, Fiermont.

— Oui, partons ! Les chevaux sont attelés à la berline et ils attendent à la porte de la maison.

Tous firent un mouvement pour se lever, puis ils se rassirent subitement une expression d’étonnement et de… mais oui, de frayeur sur leurs visages : c’est que le timbre de l’horloge de la salle à manger, ce timbre, muet depuis dix ans, venait de résonner lentement.

Sept coups distincts et sonores retentirent …

Les trois hommes, les yeux agrandis, les lèvres entr’ouvertes, écoutaient résonner le timbre… Prosper qui, selon son habitude, était debout près du buffet, afin d’être toujours présent, pour le cas où l’on aurait besoin de lui, avait levé les deux mains au-dessus de sa tête, et son visage était devenu très pâle. Une jeune servante, Fantine, qui avait été en frais de se diriger vers la table, pour y déposer un plateau de fruits, laissa choir le plateau sur le plancher, puis elle s’enfuit en criant.

N. B. — Pour le cas où l’on serait porté à crier à l’invraisemblance, l’auteur désire dire que, l’été dernier, chez elle, une horloge qui n’avait pas été montée depuis plus de cinq semaines, se mit à sonner, un soir, durant la veillée ; l’horloge sonna sept coups.

— Sept coups ! fit soudain Delmas Fiermont, d’une voix toute altérée. Sept coups !… Il va arriver quelque chose, quelque catastrophe, soit à sept heures, ce soir, soit dans sept jours, ou bien dans sept semaines, sept mois, ou sept ans…

— Ou bien dans sept fois sept ans, acheva Paul, en riant.

— Je ne badine pas, Paul, dit Delmas Fiermont, en frissonnant. Ce timbre… muet, depuis dix ans…

— Mon ami, intervint le notaire Schryne, en posant sa main sur l’épaule de Delmas, ce n’est pas à notre âge qu’on devrait se livrer à la superstition… Et, j’y pense ! S’il arrive quelque chose, ce sera dans sept jours : le mariage de Paul, tu sais…

— Non ! Non ! Ce n’est pas cela ! s’exclama Delmas Fiermont. Ce timbre… qui vient de sonner sept coups… crois-le, il annonce une tragédie, je le sens, je le sais ! et encore une fois, il frissonna.

— Mon oncle ! Je vous en prie ! Mon oncle ! fit Paul.

— Paul, je voudrais bien qu’il serait neuf heures du soir, plutôt que neuf heures du matin, en ce moment… Quelque chose me dit que je n’entendrai pas sonner sept heures, ce soir.

— Êtes-vous malade, oncle Delmas ? demanda Paul.

— Non, cher enfant, je ne suis pas malade… Mais, allons ! Partons !

Pourtant, avant de quitter la salle à manger, Delmas Fiermont jeta sur l’horloge un regard rempli d’une superstitieuse terreur.

Et lorsqu’il fut parti pour la ville, en compagnie du notaire, Paul entendit, pendant longtemps encore, venant de l’aile du « château » réservée aux domestiques, les cris et les sanglots de la jeune servante Fantine. Au milieu de crises nerveuses, causées par la frayeur qu’elle avait éprouvée dans la salle à manger, alors que le timbre, muet depuis dix ans, avait résonné soudain, Fantine ne cessait de crier :

— Le timbre ! Le timbre ! C’est un avertissement !

Alors, Paul, pour chasser les pensées morbides qui menaçaient de l’envahir, sortit sur la terrasse, où il se mit à fumer d’innombrables cigares.

Chapitre XV

« N. L. »


Il pouvait être dix heures quand Paul rentra dans la maison, avec l’intention de se faire un brin de toilette. Fantine avait cessé ses cris, ce que notre jeune ami apprécia fort. Dans un des corridors, il rencontra Prosper et lui dit :

— Je vais sortir, Prosper ; je me rends chez le médecin.

— Ah ! fit le domestique. Cette « égratignure » à la tête, comme vous l’appelez, vous fait beaucoup souffrir, n’est-ce pas, M. Paul ?

— Presque pas, Prosper. Seulement, je n’apprécie pas l’idée de me promener avec cette… auréole autour du front, fit Paul en riant et désignant le bandeau blanc dont il avait la tête enveloppée. Je crois que le docteur Ivan va pouvoir m’arranger cela autrement.

M. Paul, dit Prosper, entre haut et bas, n’est-ce pas bien étrange que le timbre de l’horloge de la salle à manger ait résonné ainsi ? Depuis dix ans qu’il avait été muet ; depuis dix ans que…

— Bah ! Ne sois pas ridicule à ce point, mon bon Prosper ! Ça peut s’expliquer, tu sais, par la vibration qu’aurait pu produire un camion, ou chose de ce genre, passant à proximité de la maison.

— Pourtant, M. Paul, je n’ai rien entendu et…

— Tiens, Prosper, puisque nous sommes sur ce sujet, dis aux domestiques que je leur défends de disserter sur cet incident du timbre… Fantine est-elle revenue de sa frayeur ?

— Pas encore, M. Paul ; mais elle a cessé de crier. Elle dit…

— Je ne tiens nullement à savoir ce que dit Fantine, fit Paul en souriant. Puis il descendit l’escalier conduisant au corridor principal.

— N’empêche, murmura Prosper, n’empêche que je voudrais qu’il serait dix heures du soir plutôt que dix heures de l’avant-midi ; tout de même, le timbre d’une horloge, arrêtée depuis dix ans, et qui sonne soudain sept coups, à propos de rien… Eh ! bien, qui vivra verra… J’espère que je m’effraie sottement… Mais,