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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/77

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LE BRACELET DE FER

pas été sans remarquer les regards chargés d’admiration que Towaki avait, plus d’une fois, jetés sur Nilka, et cela lui avait déplu fort.

— Je veillerai ! se dit-il, en regardant Towaki-dit-Fort-à-Bras se diriger vers l’avant-pont, en compagnie d’Alexandre Lhorians.

Chapitre VII

DE TRIBORD À BABORD


Malgré ses préjugés, Joël eut raison de se considérer chanceux d’avoir Towaki à bord de L’Épave, cette nuit-là, car ce fut une nuit épouvantable. Sur ce bateau, à l’ancre, au milieu du lac St-Jean, le roulis fut terrible. De tribord à bâbord, de bâbord à tribord, roulait L’Épave, par moments, à un tel point, qu’on eut pu croire qu’elle allait chavirer.

Sans doute, le Sauvage n’était pas un navigateur ; cependant, il connaissait le lac St-Jean, et il avait le don de rassurer quelque peu Joël. Ce dernier se demanda, peut-être cent fois, comment il aurait passé cette affreuse nuit, seul, car Alexandre Lhorians ne lui aurait été d’aucun secours, bien sûr. Sans doute, au milieu de la tempête de vent qui faisait rage, l’horloger n’aurait songé qu’à la sûreté de son horloge de cathédrale. Au moins, avec le Sauvage, Joël pouvait causer, le questionner, lui demander des conseils, en cas de désastre.

Vers les trois heures du matin, L’Épave chassa sur ses ancres, et Joël fut pris de panique.

— Qu’allons-nous faire ? demanda-t-il à Towaki.

— Laisser courir ; voilà ce qu’il reste à faire, répondit le Sauvage.

— Tu veux dire que nous ne pouvons rien pour retenir le bateau ?

— Que veux-tu que nous fassions ?… L’Épave serait mieux à se laisser poursuivre par le vent, plutôt que de recevoir ainsi de flanc, le contre-coup des lames ; cela finirait par nous faire chavirer.

Si L’Épave se déplaça cette nuit-là, on ne le saurait que plus tard ; lorsqu’on irait à terre par exemple, ou bien lorsqu’on recevrait la visite des Brisant. Qu’importait d’ailleurs ? Ce qui importait seulement, c’est que quand il y eut accalmie de la tempête, vers les six heures du matin, le bateau n’avait subi aucune avarie.

Inutile de dire que les chaloupes de L’Épave, « L’Oiseau Bleu » de Nilka, et la pirogue de Towaki avaient été hissées sur le pont ; sans cette précaution, il est certain qu’elles auraient été mises en pièces.

Une chose consolait Joël : Nilka n’avait pas eu connaissance de la tempête. Elle avait dormi profondément toute la nuit, sans s’éveiller une seule fois. Épuisée par les évènements de la journée, elle s’était endormie en se mettant au lit et avait dormi jusqu’au matin. Combien elle eut été effrayée si elle avait eu connaissance de ce qui se passait, la pauvre petite !

Quant à Alexandre Lhorians, impossible de connaître ses impressions… Peut-être la tempête, l’affreux roulis de L’Épave l’avaient-ils laissé indifférent ? C’était fort probable.

— Je te remercie, Towaki, de m’avoir tenu compagnie durant toute cette tempête, fit Joël, en tendant la main au Sauvage.

— Je n’ai rien fait… Je ne savais que faire… répondit Towaki.

— Il n’y avait rien à faire non plus, dit Joël. Mais, tu m’as tenu compagnie, je le répète ; ta présence auprès de moi m’a beaucoup encouragé.

— Tu avais donc peur ? demanda le Sauvage, d’un air étonné, quelque peu méprisant aussi peut-être.

— Quand on est, en quelque sorte, responsable de la vie d’êtres chers, tu ne saurais croire, mon brave, combien c’est décourageant de se dire qu’on ne peut rien pour les protéger ou les sauver. Pour moi-même, je n’avais pas peur, Towaki ; mais j’ai, plus d’une fois, la nuit dernière, tremblé pour ceux que j’aime : Mlle Nilka et son père.

— Le père du Lys Blanc… demanda le Sauvage, il est… est malade, n’est-ce pas ? Il a des… horloges et des rouages dans la tête, hein ?

M. Lhorians n’est pas malade, mon garçon, répondit Joël, il est seulement… préoccupé, à propos de son invention, je veux dire son horloge de cathédrale.

Joël, pour des raisons que nous comprendrons facilement, aurait donné volontiers quelques années de sa vie pour que le Sauvage ne se serait pas aperçu des… faiblesses de son maître.

— C’est donc un inventeur, le père du Lys Blanc ?

— Oui, c’est un inventeur, un grand inventeur… Cette horloge de cathédrale, si M. Lhorians réussit à la perfectionner…

Mais Joël s’aperçut soudain que Towaki ne l’écoutait plus, et vite, il vit pourquoi : Nilka venait de pénétrer dans la salle à manger, où les deux hommes étaient à causer. Le domestique, encore une fois, fronça les sourcils. Sans oublier ce qu’il devait au jeune Sauvage, il se dit qu’il eut été préférable d’être redevable d’un service à un blanc… Ces Sauvages… Il valait mieux s’en défier… On connaît, en général, les dispositions ou singularités des gens de sa propre race ; mais, qui sait ce que peut ruminer une tête de Sauvage ?…

— Je veillerai ! Oui, je veillerai ! se dit, pour la centième fois, depuis la veille, le domestique.

Sa résolution de veiller sur sa jeune maîtresse devint plus forte encore en voyant le Sauvage s’incliner jusqu’à terre devant Nilka et poser sur ses lèvres un des plis de sa robe blanche.

— Beau, radieux Lys Blanc ! murmura Towaki.

— Comment te portes-tu ce matin, Towaki ? demanda la jeune fille. J’espère que tu as passé une bonne nuit, à bord de L’Épave ?

Towaki jeta les yeux sur Joël et il vit celui-ci lui faire un signe, qu’il comprit aussitôt ; il ne fallait pas, évidemment, mettre la « Demoiselle de L’Épave » au courant des évènements de la nuit.

— Merci, j’ai passé une excellente nuit, répondit-il.

— Bon matin, jeune homme ! fit, à ce moment,