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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/78

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LE BRACELET DE FER

la voix d’Alexandre Lhorians. Comment va, Towaki ?

— Bon jour, mon frère blanc ! répondit le Sauvage.

— Je t’expliquerai, plus en détails, après le déjeuner, le mécanisme de mon horloge de cathédrale, reprit le père de Nilka. Je te ferai comprendre aussi ce qu’il me reste à inventer pour le perfectionnement de cette horloge, une des merveilles de ce siècle. Tu verras ce que peut…

— Pardon, mon frère blanc, mais je dois retourner chez moi, répondit le Sauvage. Immédiatement après le déjeuner, je partirai, car ma vieille mère doit être très inquiète à mon sujet, tu sais.

— Tu as un langage soigné, pour un homme de ta race, fit Alexandre Lhorians. Comment se fait-il…

— Un missionnaire… commença le Sauvage.

— Ah ! oui, je comprends ! fit l’horloger. À quelle tribu appartiens-tu ?

— Je suis de la tribu des Montagnais, répondit Towaki, non sans quelque fierté. Ces questions ne semblaient l’embarrasser nullement.

— Et où demeures-tu ?

— Je demeure à la Pointe Bleue. Il faudra que tu viennes nous rendre visite, un de ces jours, mon frère blanc, avec le Lys Blanc et Joël.

— Le Lys Blanc ?… fit Alexandre Lhorians.

— C’est ainsi que je nomme la « Demoiselle de L’Épave », fit Towaki, en désignant Nilka.

— Pourquoi me nommes-tu ainsi, Towaki ? demanda Nilka en souriant.

— Parceque tu me fais penser à un beau lys, comme j’en ai vus déjà, dans la chapelle de Roberval, un jour de fête ; grand, svelte, élégant…

— Tu as des idées fort poétiques, Towaki ! s’écria, en riant, Nilka, tandis qu’Alexandre Lhorians avait l’air de n’y rien comprendre, et que Joël comprenait… trop.

Combien il avait hâte le bon Joël de voir partir le Sauvage !… Il était évident que Towaki adorait Nilka, qui, elle, ne s’en doutait guère. Un Sauvage, c’était un Sauvage tout simplement, pour la jeune fille, et elle n’aurait jamais pu s’imaginer qu’un jeune homme de cette race eut pu se faire la moindre illusion, en ce qui la concernait.

Enfin, le Montagnais ayant déclaré avoir pris un copieux déjeuner et ayant remercié ses hôtes de leur hospitalité, quitta L’Épave, et bientôt, sa fragile pirogue se perdit à l’horizon.

— Bon voyage, Towaki-dit-Fort-à-Bras ! murmura Joël entre ses dents. Et j’espère que nous aurons le plaisir de ne jamais plus te revoir, mon brave !

Un pli soucieux se creusa de nouveau sur le front du domestique ; mais voyant Nilka vaquer à ses occupations ordinaires, tout en chantant gaiement, tandis que les canaris, dans leurs cages dorées, faisaient chorus avec elle ; voyant aussi Alexandre Lhorians retourner à son horloge, et tout rentrer dans l’ordre sur L’Épave, il se dit qu’il aurait tort de s’inquiéter. Le séjour du Sauvage sur le bateau n’était qu’un incident, en fin de compte, et jamais plus on n’entendrait parler de Towaki-dit-Fort-à-Bras.

Cependant… Qui sait ?…

Chapitre VIII

INQUIÈTE


— Père, il est sept heures moins le quart : nous allons souper, sans attendre Joël plus longtemps.

— Comment ! Joël n’est pas encore de retour ?

— Pas encore. Mais je crois que nous aurions tort de nous inquiéter à son sujet ; Mme Brisant a dû le garder à souper.

— N’avait-il pas promis d’être de retour vers les six heures, Nilka ?

— Oui, père ; mais je lui avais dit, moi, à Joël, qu’on le garderait à souper, de force, si nécessité il y avait, répondit Nilka, et vous voyez que je ne m’étais pas trompée.

— Alors, mettons-nous à table ; je commence à avoir faim.

— Voilà une bonne nouvelle alors, petit père ! fit Nilka en souriant. J’ai remarqué, Joël aussi a remarqué, que vous mangiez à peine depuis quelque temps, et nous nous demandions, Joël et moi, si le genre de vie que nous menons sur ce bateau n’était pas préjudiciable à votre santé.

— Je ne me suis jamais mieux porté de ma vie, ma fille, répondit Alexandre Lhorians.

— Tant mieux alors, père !

— Tu ne me demandes pas quel progrès fait mon horloge de cathédrale, Nilka ? Est-ce que, par hasard, ça ne t’intéresse pas ? Tu devrais savoir pourtant que, du succès de mon entreprise, dépend notre fortune.

Nilka détourna la tête, afin de cacher à son père les larmes qui venaient de remplir ses yeux. Cette toquade de son pauvre père était très inoffensive sans doute, mais la jeune fille ne pouvait oublier que l’état d’esprit de son unique parent était un grand malheur.

Autrefois, avant le décès de Mme Lhorians, l’horloger était considéré comme un homme excessivement intelligent, intellectuel aussi. Joël avait dit à Nilka que les Lhorians avaient été fort recherchés, jadis ; Mme Lhorians à cause de sa douceur et son amabilité, son mari, pour son esprit si pétillant. Tous deux avaient des manières si distinguées, qu’on ne manquait jamais de les inviter, et on se considérait chanceux de les recevoir, à toutes les réunions mondaines. Alexandre Lhorians n’était pas simplement un horloger travaillant à son métier quelque peu machinalement ; il était artiste, en son genre, artiste charmant et courtois, que tous estimaient beaucoup.

Nilka n’avait été nullement surprise lorsque Joël lui avait raconté ces choses, car Alexandre Lhorians, malgré que la fortune ne lui souriait plus et qu’il vécut seul et sans amis, avait gardé ses manières de grand seigneur, dont il ne se départirait jamais.

Depuis le décès de Mme Lhorians, décès qui avait porté un terrible coup à son mari très épris, celui-ci était complètement changé. Tout à la toquade, il aurait infailliblement entraîné