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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/79

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LE BRACELET DE FER

sa fille à la presque mendicité, si Joël n’eut été là pour veiller aux intérêts de sa chère jeune maîtresse. Les commandes avaient été négligées, l’ouvrage payant mis de côté pour l’horloge de cathédrale qui, dans l’esprit affaibli de l’inventeur, devait les conduire à la fortune.

L’incendie avait empiré l’état d’Alexandre Lhorians, et ce n’était guère étonnant. Il pouvait à peine suivre une conversation maintenant, tant il était distrait, et sa toquade était devenue une véritable folie. En fin de compte, Joël avait dû s’avouer à lui-même que Towaki disait vrai lorsqu’il affirmait dans son langage quelque peu figuré que l’horloger « avait des horloges et des rouages dans la tête ». C’était vrai, en quelque sorte, et rien n’intéressait plus Alexandre Lhorians, hors sa manie.

— Tu ne réponds rien, Nilka ?… Je t’ai demandé si, par hasard, mon horloge de cathédrale n’avait pas l’heur de t’intéresser ?

— Elle m’intéresse assurément, petit père, répondit la pauvre enfant, et je ne doute pas que vous en fassiez un grand succès.

— Il me faudrait un morceau de bois de cèdre si possible ; on dit que les cèdres sont abondants et superbes sur les bords du lac St-Jean. Je désire me procurer ce bois le plus tôt possible, et je me demande comment je dois m’y prendre…

— Joël… commença Nilka.

— Joël ?… Non, Joël ne pourrait pas s’occuper de la chose ; il faut que ce soit moi qui choisisse le morceau de bois dont je viens de te parler… Si je savais conduire une chaloupe, j’irais à terre… Me faire conduire par Joël, cela voudrait dire que nous te laisserions seule sur le bateau, et peut-être n’aimerais-tu pas cela ?

— Pour dire la vérité, père, je n’aimerais pas être laissée seule, pour toute une journée, même pour tout un après-midi, sur L’Épave.

— Pourtant, Nilka, dit Alexandre Lhorians, s’il y a un endroit où il n’y a aucun danger, c’est bien sur ce bateau, ancré en plein lac, ce me semble ! Sur terre, il y a des chemineaux ; mais sur L’Épave, je ne vois rien qui pourrait te causer le moindre effroi.

— Vous avez raison sans doute, père, répondit Nilka ; tout de même… Mais, pourquoi n’avoir pas dit à Joël de vous apporter le morceau de bois dont vous avez besoin ?

— Joël ! Non ! Je le répète, je ne me fie qu’à moi-même pour choisir ce bois, et il me le faut ce morceau de cèdre, il me le faut ! s’écria l’horloger sur le ton d’un enfant qu’on contrarie.

— Lorsque nous aurons la visite de M. et Mme Brisant, petit père, fit doucement la jeune fille, afin de ne pas irriter le pauvre toqué davantage, ils vous conduiront à terre si vous le désirez, j’en suis sûre.

— Les Brisant ! Précisément ! Tu as d’excellentes idées, ma fille ! s’écria Alexandre Lhorians. Eh ! bien, veuille m’excuser, ajouta-t-il ; j’ai un travail très pressé à terminer avant que vienne l’obscurité.

— Vous ne ménagez guère vos yeux, père dit Nilka. Ne pourriez-vous pas remettre votre travail à demain ?

— Impossible, ma fille ! Impossible !

— Pourtant, vos yeux…

— Impossible, te dis-je ! C’est inutile d’insister, Nilka ; ce que j’ai à faire ne peut souffrir de retard.

— Pauvre père ! se dit Nilka, lorsque l’horloger eut regagné son atelier. Cependant, si sa toquade lui procure de l’agrément, le rend heureux, je ne devrais pas le plaindre… ni me plaindre moi-même, je le suppose.

Quand elle eut remis tout à l’ordre dans la salle à manger, elle alla s’asseoir sur l’avant-pont. Elle essaya de lire, mais ses pensées étaient ailleurs ce soir-là. Elle pensait aux évènements qui avaient précédé son départ de Québec ; de la trahison de « M. Laventurier » ; de la visite de Judith Rouvain et des confidences que cette dernière lui avait faites…

Pour Nilka, c’était presqu’incroyable que « M. Laventurier », qui lui avait paru si noble, si bon, fut le fiancé de Judith Rouvain, de cette misérable qui avait exhibé toute la vilenie de son caractère, certain soir, au Café Chantant, en accusant L’Oiseau Bleu de vol ; plus que cela, en plaçant son pendentif dans la poche de manteau de Nilka, afin de la déshonorer aux yeux de tous… aux yeux de « M. Laventurier » surtout…

— Elle m’a dit, Judith Rouvain, qu’ils avaient bien ri ensemble, elle et M. Laventurier, à propos de l’incident du pendentif ! se dit Nilka, tandis que les larmes brûlantes et pressées inondaient ses joues. Est-ce croyable cela ?… Si cette misérable ne l’avait pas affirmé, juré presque, je n’ajouterais pas foi à son discours… Elle m’a dit aussi que les jeunes gens occupant de hautes positions sociales, tels que M. Laventurier par exemple, rient, entr’eux, des jeunes filles pauvres et trop naïves, et elle avait l’air d’insinuer que j’étais du nombre de ces dernières. Oh ! combien j’ai souffert et je souffre encore, quand je me rappelle ces choses !… Pourtant, il m’avait dit qu’il m’aimait !… Fiancé de Judith Rouvain ; de cette méprisable créature, qui n’a pas craint d’éclabousser le caractère d’une jeune fille obligée de gagner sa vie en chantant dans un cabaret !… Judith Rouvain, que Mme Dupin a chassée de son auberge, en la présence de tous !… Est-ce possible ?… J’ai eu peine à le croire, tout d’abord… Ah ! si j’avais une amie, à qui je pourrais me confier, Estelle Delherbe par exemple… je lui raconterais tout, et elle me dirait si vraiment il y a tant de duplicité en ce monde… De la duplicité, de la méchanceté… d’après le discours de Judith Rouvain, il n’y a que de cela ici-bas… Pourtant Mlle Fiermont, lorsqu’elle me parlait de son « neveu » Paul, disait qu’il était noble, charmant et bon… Sans doute, M. Paul Fiermont est une des rares exceptions ; pour cela, je l’admire, sans le connaître.

« Paul »… se disait encore Nilka ; c’est ainsi que se nomme aussi M. Laventurier… Il me l’a dit, le jour où il m’avait annoncé sa visite pour le soir même… « Paul »… C’est un joli nom… un nom que j’étais prête à chérir… Ô Paul ! Ô Paul !

Elle sanglotait maintenant, de longs sanglots qui la secouaient toute. Mais bientôt, elle par-