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Page:Lacerte - Le bracelet de fer, 1926.djvu/94

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LE BRACELET DE FER

j’arrivais à la maison, il me sembla soudain que j’étais suivi… J’n’entendais pas d’bruit, bien sûr ; mais j’savais qu’il y avait quelqu’un… ou quelque chose derrière moi ; quelqu’un ou quelque chose qui me marchait sur les talons presque…

— Oh ! fit l’auditoire attentif.

— J’me r’tournai soudain, et j’aperçus un… loup ; un gros loup, tout noir ; de fait, noir comme l’enfer, dont les yeux luisaient comme des boules de feu…

— C’était un loup-garou, bien sûr !

— J’te crois que c’en était un !… J’portais à la main une sorte de gaule, dont j’m’étais muni pour chasser les chiens qui, souvent, venaient aboyer trop près de mes jambes ; je m’dis que j’frapperais le loup avec cette gaule. Mais, nix, camarades ! au premier mouvement que j’fis, le loup disparut, en laissant derrière lui une forte odeur de souffre.

— C’était l’diable ! s’écria l’un des auditeurs.

— C’était un loup-garou ; autrement dit, l’diable déguisé, affirma L’Conteux… Et tant que j’neus pas r’mis à la veuve Branchu les sept piastres qui lui revenaient de droit, j’fus suivi ainsi, chaque soir… Voyez-vous, mes amis, quand on fait quelque chose qu’on n’devrait pas faire, ou qu’on néglige de faire son devoir, notre conscience prend le corps, la forme d’un loup-garou, et elle nous poursuit sans cesse.

Nilka n’en revenait pas ! La crédulité de ces gens, dont la plupart étaient pourtant intelligents ; pour elle, c’était incompréhensible.

— L’Conteux, dit soudain Thérèse Lanthier, n’est-ce pas vrai que Yatcha, de la Pointe Bleue, jette des sorts ?

— Yatcha ? La mère de Towaki-dit-Fort-à-Bras, tu veux dire, Thérèse ? J’te crois qu’elle jette des sorts… et des mauvais sorts aussi ! Qui n’a entendu parler de Justin Beaurivage qui, pendant des années n’pouvait élever de volailles ; ses volailles mourant d’une maladie mystérieuse, les unes après les autres, parce que Yatcha lui avait jeté un sort ?… Un jour que Justin Beaurivage était allé à la Pointe Bleue, il avait rencontré Yatcha, et celle-ci essaya de lui vendre un panier de sa confection. Justin refusa.

— Non, merci, la mère, répondit-il, d’un ton gouailleur ; j’aurais peur qu’ça m’porte malchance d’acheter un d’vos paniers.

— Malchance ?… avait marmotté Yatcha, dans sa propre langue, que Justin comprenait très bien. Eh ! bien, la malchance va t’poursuivre dorénavant, chien d’blanc ! R’marque c’que j’te dis : tu n’élèveras plus jamais d’volailles ; elles mourront toutes, d’une façon mystérieuse ; c’est Yatcha qui te l’dit !

Et après cela, Justin Beaurivage…

— Et parle-nous donc un peu d’Euclide Morin, L’Conteux, fit Pierre Laroche. La vieille Yatcha ne lui avait-elle pas jeté un sort, à celui-là aussi ?

— Un sort ? J’te crois, Pierre, et un terrible sort aussi !  : « Vil blanc, avait-elle dit à Euclide, j’te jette le pire des sorts ! R’tourne chez toi ; l’malheur t’y a précédé ».

Quand Euclide Morin r’tourna chez lui, il vit ses granges brûlés, et toute sa provision d’foin et d’grains avec… Et pendant cinq ans encore, Euclide vit ses granges brûler sous ses yeux, aussitôt qu’elles étaient reconstruites. Enfin, il a fait construire une grange en pierre ; celle-là est restée debout, car il est probable que la haine de Yatcha s’est amoindrie maintenant, et que le sort qu’elle avait jeté à Euclide Morin a perdu d’sa puissance.

Diverses exclamations des assistants avaient agrémenté ces récits, puis L’Conteux, trouvant sans doute qu’il s’était bien acquitté de sa tâche ; aussi, probablement, trouvant qu’il était temps qu’on « reconnut ses services », porta, à plusieurs reprises, ses doigts à sa gorge et s’essuya la bouche du revers de sa main. M. Laroche comprit, et il s’empressa de dire :

— Venez avec moi, L’Conteux ! Vous avez bien gagné de prendre un coup.

— C’nest pas de r’fus, M. Laroche, c’n’est pas de r’fus, pour sûr ! répondit L’Conteux, en se levant et suivant M. Laroche dans la cuisine.

— Un peu de musique et de chant maintenant, pour changer nos idées un peu, voulez-vous ? demanda Mme Laroche.

— C’est une bonne idée, Mme Laroche, répondit Thérèse. Leona, Ève, un autre duo, s’il vous plaît !

Leona et Ève, sans se faire prier, jouèrent un entraînant duo, puis ce fut le tour d’autres jeunes filles et jeunes gens. Il y eut de la musique, du chant et de la déclamation.

— Peut-être Mlle Lhorians nous réciterait-elle quelque chose ? demanda Mme Laroche.

— Oh ! oui, Nilka ! fit Cédulie. Récitez-nous donc ce que vous avez composé, tout dernièrement ; cette poésie à propos de l’orage… celle que vous nous avez récitée hier soir.

— Une poésie que vous avez composée vous-même, Nilka ? demanda Leona.

— Oui, Leona… C’est après l’orage d’il y a eu dimanche huit jours que j’ai composé cette petite pièce… Ça avait été si épouvantable que…

— Oh ! Récitez-nous cela, Mlle Lhorians ! s’écrièrent-ils tous.

— Avec plaisir, puisque vous y tenez, répondit aimablement Nilka.

Elle récita ce qui suit :

L’ORAGE

L’excessive chaleur annonce les orages
Qui vont fondre sur nous avant la fin du jour,
Et le firmament bleu s’estompe de nuages
Blancs comme de l’albâtre, aux étranges contours.

Ces nuages ont pris des formes singulières :
On dirait des rochers, des arbres, un torrent…
Et, plus loin, voyez donc cette montagne altière,
Sur le fond azuré du ciel se détachant.

Au pied de la montagne, un lion magnifique,
Un tigre, un jaguar, se couchent en tremblant…
Et tous ces fauves ont l’allure pacifique ;
Sans doute, ils sont étreints d’un noir pressentiment.