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Page:Lamartine - Œuvres complètes de Lamartine, tome 1.djvu/325

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POÉTIQUES.

grâce intarissables. Il savait tout ; il s’intéressait à tout. Il se consumait des nuits entières en conversations avec les hommes ou avec les femmes d’esprit du temps. Il revenait se coucher quand je me levais. Il était épuisé de paroles et fatigué de succès. Il en jouissait et je le plaignais. J’aimais mieux mon poêle, mon livre, mon chien, mes courses solitaires dans les environs de Paris, et, le soir, une heure d’entretien passionné avec une femme inconnue de ce monde, que ces vertiges d’amour-propre et ces applaudissements de salons. Virieu les appréciait bien comme moi à leur juste valeur ; mais il se laissait séduire lui-même par l’admiration qu’on lui témoignait. J’étais ensuite son repos. Nous passions des demi-journées entières à répandre ensemble notre esprit sur les cent mille sujets qui jaillissent de deux jeunes intelligences qui s’entre-choquent, comme les étincelles jaillissaient du foyer quand nos pincettes remuaient au hasard le feu. Nous avons dépensé ainsi tête à tête ensemble, pendant dix ans, plus de paroles qu’il n’en faudrait pour résoudre tous les problèmes de la nature.

Plus tard, Virieu entra dans la diplomatie. Nous ne cessions alors de nous écrire. Il a brûlé mes lettres, j’ai brûlé les siennes. Les siennes étaient pleines d’idées, les miennes ne contenaient que des sentiments. Au retour de ses voyages, il se maria ; il se retira dans ses terres. Il passa de l’excès du monde dans l’excès de la solitude, du scepticisme dans la servitude volontaire de l’esprit. Il abdiqua sa philosophie dans sa foi. Il se consacra tout entier à sa femme, à ses enfants, à ses champs. Notre amitié n’en souffrit pas. Ce fut à ce moment de sa carrière que, revenant moi-même un jour sur la mienne, je lui adressai ces vers. Ils avaient pris, en s’adressant à lui, l’accent de son propre découragement. Quant à moi, je n’étais pas aussi découragé de la vie que ces vers semblent l’indiquer, ou plutôt mes découragements étaient fugitifs et passagers comme les sons de ma lyre. Un chant, c’était un jour. Ce jour-là j’étais à terre ; le lendemain j’étais au ciel. La poésie a mille notes sur son clavier. Mon âme en a autant que la poésie ; elle n’a jamais dit son dernier mot.