Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/975

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
953
la poésie romantique.

reste indécise, et si j’essaie de fixer en visions ces formes, ces teintes, cette lumière, ces mouvements, ces bruits, je ne sens qu’une confusion fatigante ; les objets me fuient. Mais j’entends la voix d’une âme qui chante à l’occasion de ces objets : elle ne me les montre pas, elle se montre par eux à moi, et le paysage est un hymne. C’est ce que vous trouverez encore dans cette Neuvième Époque de Jocelyn qui, à elle seule, serait un des plus beaux poèmes de notre langue : l’épisode des Laboureurs n’est pas un tableau de la vie rustique, c’est une ode magnifique au travail, distribuée largement en six couplets d’alexandrins, qui alternent avec des strophes lyriques ; la continuité sereine et forte du travail champêtre est partagée par le poète en six moments, où son regard se pose sur l’effort des hommes ; et, embrassant d’une vue leur œuvre, son âme s’envole aussitôt dans la méditation ou la prière. En réalité, Lamartine est impuissant (par indifférence peut-être) à objectiver même sa sensation du monde extérieur : sa description reste toute subjective, toute lyrique, musicale plutôt que pittoresque, son de l’âme au choc des choses plutôt que réfraction des choses au travers de l’âme.

Et voilà le secret du retour de faveur dont il est l’objet depuis quelques années. Sa tristesse vaporeuse, son symbolisme imprécis, son invincible idéalisme devaient tenter les jeunes gens après la violente objectivité de certains naturalistes, comme ses rythmes flottants, ses molles harmonies, ses nappes de poésie lentement étalées devaient caresser les sens endoloris par les vers métalliques, aux arêtes nettes, de certains Parnassiens ; son frottis léger et brumeux reposait des couleurs éclatantes et des durs reliefs.


3. ALFRED DE VIGNY.


Le comte Alfred de Vigny[1], d’une maison de Beauce qu’il ima-

  1. Biographie : Le comte A. de Vigny, né en 1797 à Loches, fut nommé en 1814 sous-lieutenant aux gendarmes rouges, et mis en 1815 dans la garde à pied. Il donna sa démission en 1828. Assez indifférent à la politique, et dédaigneux des hommes politiques, il eut pourtant un moment, après 1830, l’idée d’entrer dans la diplomatie, et il fut candidat à la députation en 1848. Il fut reçu à l’Académie en 1846 par M. Molé, qui lui fit une des plus injurieuses réponses que jamais récipiendaire ait subies. Il mourut en 1863. — Éditions : Poèmes, 1822 ; Eloa, 1824 ; Poèmes antiques et modernes, 1826 ; les Destinées, 1865 ; Journal d’un poète, 1867, M. Lévy. Œuvres complètes, C. Lévy, in-8, 6 vol, in-18, 5 vol. ; Lemerre, 8 vol. in-16, 1883-85. Correspondance d’Alfred de Vigny, p. p. E. Sakellaridès, 1905. Helena, réimpr. par Estéve, 1907. — A consulter : Faguet, xixe siècle. Brunetière, Évolution de la poésie lyrique, 9e leçon ; Guyau, l’Art au point de vue sociologique ; A. France, A. de Vigny, 1868 ; Dorison, A. de Vigny, poète philosophe, 1891 ; Un Symbole social, 1893, M. Paléologue, A. de Vigny (coll. des Gr. Ecr. fr.), 1891 ; Spœlberch de Lovenjoul, Lundis d’un chercheur. 1894 ; A de Vigniy et son temps, s. d.