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Page:Laprade - Œuvres poétiques, Pernette, Lemerre.djvu/187

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LES DEUX PORTRAITS.

Joyeux dans la dispute et de propos charmant,
Ses ennemis l’aimaient, l’admiraient franchement ;
Heureux de le contraindre à rompre le silence,
Tous à l’envi s’offraient à sa courtoise lance.
Tant qu’il vécut, réglant notre heureuse maison,
Il était ma justice, il était ma raison.
Ses notes, sur mes vers, par un goût sûr guidées,
Coupaient court aux écarts du style ou des idées.
Critique et fin lettré, quoique docteur savant,
Il jugeait, il pensait lorsque j’allais rêvant.
À l’Icare étourdi qui part à tire-d’ailes,
Sa main sage attachait le poids des grands modèles,
M’enchaînait prêt à fuir dans le vague horizon,
Et faisait du bon sens mon heureuse prison.
Il croyait, peu sensible aux couleurs entassées,
Qu’un mot juste suffit aux plus grandes pensées,
Que l’âme la plus haute est simple en ses discours ;
De mon âpre hyperbole il modérait le cours,
Prisant dans nos combats, pour la plus juste cause,
La générosité par-dessus toute chose.
Il fut mon maître en tout ; c’est de lui que j’ai pris
Les dogmes que je sers, la langue que j’écris.

Tous vantaient sa raison qui jamais ne dévie,
Son esprit clair, charmant, loyal comme sa vie,
Acéré sans venin, gai sans être moqueur…
Mais que serait-ce, enfants, s’ils avaient vu son cœur,
De ses jeunes travaux connu la longue histoire,
Son obscur dévouement, plus noble que la gloire !
Ecolier, orphelin à seize ans, ses labeurs
Soutenaient sans fléchir une mère et deux sœurs.
Le pain était amer, les soucis étaient rudes…