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Page:Larra - Le Pauvre Petit Causeur, trad. Mars, 1870.djvu/97

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le vin du vin ; par conséquent j’exige que tu t’en tiennes là ; mais tu es invité. — À quoi ? — À dîner avec moi. — Ce n’est pas possible. — Il n’y a pas moyen. — Je ne puis, insistais-je tremblant. — Tu ne peux ? — Non, merci. — Merci ? Va te promener, ami, comme je ne suis ni le duc de F…, ni le comte de P… » Qui résisterait à une attaque de cette espèce ? Qui voudrait paraître orgueilleux ? « Ce n’est pas cela, mais… — Eh bien, si ce n’est pas cela, interrompit-il, je t’attends à deux heures chez moi : l’on dîne à l’espagnole, de bonne heure. J’ai beaucoup de monde ; nous aurons le fameux X…, qui improvisera quelque chose de joli ; après le dîner, T…, nous dira un rondeau avec sa grâce naturelle, et, le soir, J…, chantera et jouera quelque drôlerie. » Cela me consola un peu, je cédai ; un jour mauvais, me dis-je, chacun passe cela ; dans ce monde pour conserver des amis il faut avoir la force d’avaler leurs prévenances. « Tu ne manqueras pas, si tu ne veux pas que nous nous fâchions. — Compte sur moi », dis-je la voix éteinte et l’esprit abattu, comme le renard qui se remue inutilement autour de l’engin où il s’est laissé prendre. « À demain, alors » ; et il me donna un soufflet pour adieu. Je le vis s’en aller, comme le laboureur voit la nue s’éloigner d’au-dessus de son semis, et je restai à me demander comment on pouvait comprendre des amitiés si hostiles et si funestes.

Déjà le lecteur, s’il est aussi perspicace que je l’imagine, aura reconnu que mon ami Braulius est fort loin d’appartenir à ce qu’on appelle le grand-monde, la société de bon ton ; mais ce n’est pas non plus un homme de condition inférieure, car il figure parmi les employés de second ordre ; il se fait de sa place et de son avoir quarante mille réaux de rente ;