Aller au contenu

Page:Larroumet - Racine, 1922.djvu/161

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
157
LES SUJETS.

À la vérité, je ne conseilierois pas à un auteur de prendre pour sujet d’une tragédie une action aussi moderne que celle-ci, si elle s’étoit passée dans le pays où il veut faire représenter sa tragédie, ni de mettre des héros sur le théâtre qui auroient été connus de la plupart des spectateurs. Les personnages tragiques doivent être regardés d’un autre œil que nous ne regardons d’ordinaire les personnages que nous avons vus de si près. On peut dire que le respect que l’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de nous : major e longinquo reverentia. L’éloignement des pays répare en quelque sorte la proximité du temps. Car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui et ce qui est à mille lieues.

Ce passage suffirait à montrer combien l’art de Racine était réfléchi et conscient de lui-même.

Esther et Athalie sont, de tous les sujets raciniens, ceux avec lesquels le poète pouvait se permettre le moins de liberté ; ce sont aussi ceux qu’il a traités avec le plus d’aisance. C’est que, âme profondément religieuse, il les comprenait dans leur essence et qu’il pouvait y mettre la piété dont il était plein. Il s’est interdit les libertés de fond avec le texte des livres saints ; mais il a procédé comme tous ceux de ses contemporains qui les abordaient, comme Bossuet expliquant le Cantique des Cantiques. Il a élagué les crudités de fait et atténué les expressions pénibles pour le goût de son temps. Dans la Bible, Assuérus est un despote cruel et capricieux, le maître brutal d’un sérail dont Esther est la favorite complaisante. Dans la tragédie racinienne, Assuérus devient un roi juste et un époux délicat. Racine se garde bien de le montrer, comme la Bible, facile aux prières d’Esther « lorsqu’il a bien bu », ce qui le rend « extrêmement gai ». Esther, surtout,