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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/136

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L’Empereur, après le dîner, s’est retiré avant neuf heures : je l’ai suivi, et comme il ne se sentait aucune envie de dormir : « Allons, mon cher, m’a-t-il dit, voyons : un conte sur votre faubourg Saint-Germain : comme dans les Mille et une Nuits, essayons de rire. – Eh bien, Sire, il était autrefois un chambellan de Votre Majesté, qui avait un grand-oncle, bien vieux, bien vieux…, et je me souviens que Votre Majesté nous a raconté l’histoire d’un gros officier allemand, qui, prisonnier au début de la campagne d’Italie, se plaignait qu’on eût envoyé pour les combattre un jeune étourneau qui détruisait le métier et le rendait insupportable ; or, nous avions parmi nous précisément son pareil ; c’était le vieux grand-oncle, encore presque avec le costume de Louis XIV. Il donnait la comédie toutes les fois que vous nous faisiez parvenir quelques merveilles d’au-delà du Rhin ; vos bulletins d’Ulm et d’Iéna étaient pour lui autant de révolutions de bile. Il était loin de vous admirer ; vous gâtiez là aussi le métier. Il avait fait, répétait-il souvent, les campagnes du maréchal de Saxe, et voilà, disait-il, qui était vraiment des prodiges de guerre, et qu’on n’avait pas assez appréciés. Alors la guerre était sans doute un art ; mais aujourd’hui !!!… ajoutait-il en haussant les épaules. De notre temps, nous la faisions en toute décence ; nous avions nos mulets, nous étions suivis de nos cantines, nous avions notre tente, nous faisions bonne chère, nous avions même la comédie au quartier-général ; les armées s’approchaient, on prenait de belles positions, on donnait une bataille, quelquefois on faisait un siège, et puis on prenait ses quartiers d’hiver pour recommencer au printemps. Voilà ce qui s’appelle, disait-il avec satisfaction, faire la guerre. Mais aujourd’hui une armée tout entière disparaît devant une autre dans une seule bataille, et une monarchie est renversée ; on parcourt cent lieues de pays en dix jours, dort qui peut, mange qui en trouve. Ma foi, si vous appelez cela du génie, moi, je suis forcé d’avouer alors que je n’y entends plus rien ; aussi vous me faites pitié quand je vous vois le prendre pour un grand homme. » L’Empereur riait aux éclats, surtout des cantines et des mulets, puis il ajoutait : « Vous disiez donc bien des bêtises à mon sujet ? – Oh ! oui, Sire, et en grande abondance. – Eh bien ! nous sommes seuls, il n’y a pas d’intrus ici, dites encore. Eh bien ! Sire, un jour dans une société choisie, entre un Beau, bien content de lui, ancien capitaine de cavalerie, ne doutant de rien : « J’arrive, nous dit-il, de la plaine des Sablons ; je viens de voir manœuvrer notre Ostrogoth. » C’était Votre Majesté, Sire.