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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/184

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plice, c’est que je voyais clairement arriver l’heure décisive. L’étoile pâlissait ; je sentais les rênes m’échapper, et je n’y pouvais rien. Un coup de tonnerre pouvait seul nous sauver ; car traiter, conclure, c’était se livrer en sot à l’ennemi. Je le voyais distinctement, et la suite a suffisamment prouvé que je ne me trompais point. Il ne restait donc qu’à combattre ; et chaque jour, par une fatalité ou une autre, nos chances diminuaient. Les mauvaises intentions commençaient à se glisser parmi nous ; la fatigue, le découragement gagnaient le grand nombre. Mes lieutenants devenaient mous, gauches, maladroits, et conséquemment malheureux : ce n’étaient plus là les hommes du début de notre révolution, ni ceux de mes beaux moments. Plusieurs ont osé répondre à cela, m’assure-t-on, que c’est qu’au commencement on se battait pour la république, pour la patrie, tandis qu’à la fin on ne se battait plus que pour un seul homme, ses seuls intérêts, son insatiable ambition, etc.

« Indigne subterfuge !… Et qu’on demande à cette immensité de jeunes et braves soldats, à cette foule d’officiers intermédiaires, s’il leur vint jamais l’idée d’un semblable calcul, si jamais ils virent autre chose devant eux que l’ennemi ; en arrière, que l’honneur, la gloire, le triomphe de la France ? Aussi ceux-là ne s’étaient-ils jamais mieux battus !… Pourquoi dissimuler ? pourquoi ne pas le dire franchement ? Le vrai est qu’en général les hauts généraux n’en voulaient plus ; c’est que je les avais gorgés de trop de considération, de trop d’honneurs, de trop de richesses. Ils avaient bu à la coupe des jouissances, et désormais ils ne demandaient que du repos ; ils l’eussent acheté à tout prix. Le feu sacré s’éteignait ; ils eussent voulu être des maréchaux de Louis XV. » Napoléon ne s’était pas abusé sur la crise qui menaçait la France ; il jugeait fort bien toute l’immensité du péril dont il se trouvait entouré quand il ouvrit la campagne. Dès son retour de Moscou, il avait vu le danger, disait-il, et s’était appliqué à le conjurer. Dès cet instant même, il fut constamment décidé aux plus grands sacrifices ; mais le moment de les proclamer lui semblait délicat, et c’est ce dernier point qui l’occupait surtout. Si sa puissance matérielle était grande, observait-il, sa puissance d’opinion l’était bien davantage encore ; elle allait jusqu’à la magie : or, il s’agissait de ne pas la perdre, et une fausse démarche, une parole gauche prononcée mal à propos, pouvaient détruire à jamais tout le prestige. Une grande circonspection, une confiance extrême apparente dans ses forces lui étaient donc commandées. Il lui fallait surtout voir venir.