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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/225

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était reconnu qu’auprès de vous, avec du zèle, de la bonne volonté, tôt ou tard on attirait votre attention, et vos regards arrêtés, la fortune était faite. Or, j’avais encore quatre à six ans à poursuivre cette chance, au bout desquels, si les bienfaits n’arrivaient pas, je brisais avec les illusions de ce monde, et me retirais en province, seulement avec 10 ou 12.000 liv. de rente, il est vrai, mais bien plus riche cependant que je ne l’avais jamais été à Paris. – Eh bien ! disait l’Empereur, ce calcul, au fait, n’était pas mauvais, et vous aviez atteint, je crois, l’instant de la rentrée de vos fonds. N’avais-je pas commencé à faire quelque chose pour vous ? – Oui, Sire. – Et, si cela n’a pas été plus prompt ou plus brillant, la faute en a été uniquement à vous ; vous n’aviez pas su profiter, je crois vous l’avoir dit. »

Tout cela l’a conduit à revenir sur les sommes énormes qu’il avait répandues autour de lui ; et, s’animant par degré, il a dit : « Il serait difficile de les évaluer ; on a dû plus d’une fois m’accuser de prodigalité, et j’ai la douleur de voir que cela n’a guère profité dans aucun. Certainement il faut qu’il y ait eu fatalité de ma part, ou vice essentiel dans les personnes choisies. Quelle contrariété n’a pas dû être la mienne ! car on ne saurait croire que tout cela fût pour ma vanité personnelle. Je n’étais pas d’humeur à donner le spectacle d’un roi d’Asie ; je n’agissais ni par faiblesse ni par caprice ; tout en moi était calcul. Quelque tendresse que j’eusse pour les individus, je n’avais pas prétendu les gorger pour leurs beaux yeux ; j’avais voulu fonder en eux de grandes familles, de vrais points de ralliement, en un mot, des drapeaux dans les grandes crises nationales. Les grands officiers qui m’entouraient, tous mes ministres, ont souvent reçu de moi, indépendamment de leurs énormes appointements, des gratifications fréquentes, parfois des services complets d’argenterie, etc. Or, quelles étaient mes vues dans ces profusions ? J’exigeais qu’ils tinssent maison, qu’ils donnassent de grands dîners, qu’ils eussent des bals brillants ; et pourquoi tout cela ? pour fondre les partis, cimenter les unions nouvelles, briser les vieilles aspérités, créer une société, des mœurs, leur donner une couleur. Si j’ai conçu souvent de grandes et bonnes pensées, elles allaient toujours avorter ou je les déposais, car aucun de ces premiers personnages n’a jamais tenu de véritable maison. S’ils donnaient à dîner, ils s’invitaient entre eux ; et quand je me rendais à leurs bals fastueux, qu’y trouvais-je ? toute ma cour des Tuileries ; pas une figure nouvelle, pas un de ces blessés, de ces revêches boudant à l’écart, et qu’un peu de miel eût ramenés au bercail. Ils ne