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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/24

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pas : elle aura la douleur d’expirer loin de son berceau. Je suis plus coupable qu’un autre ; je le vois, et je fais comme tout le monde ; mais c’est parce que je ne peux rien empêcher. Je le répète, malheur à qui s’adresse à l’étranger, et s’en fie à lui ! »

« Quel oracle de sagesse que ces dernières paroles ! Bientôt des faits eussent dû nous en convaincre, si nous eussions eu moins d’aveuglement, ou s’il était donné à une multitude de bien raisonner et de bien agir ; mais nous étions destinés, par nos misères mêmes, à enrichir l’histoire d’une des leçons les plus dignes de la méditation des hommes. Nous pouvions bien nous compter vingt ou vingt-cinq mille en armes : certes, une telle masse, ardente, dévouée, combattant pour ses propres intérêts, d’intelligence avec les éléments sympathiques du dedans, agissant contre une nation bouleversée, dans l’agitation, confuse de nouveaux droits non encore sacrés, pas même bien compris, pouvait porter des coups décisifs. Mais ce n’était pas notre force, nos succès ; leur promptitude, qui eussent fait le compte des étrangers. Aussi, sous le prétexte de cette influence même, et pour qu’elle s’exerçât, disaient-ils, sur plusieurs points à la fois, ils nous annulèrent en nous morcelant, et nous faisant pour ainsi dire prisonniers au milieu de leurs divers corps d’armée. Ainsi six mille d’entre nous, sous les ordres du prince de Condé, furent dirigés contre l’Alsace ; quatre mille, sous le duc de Bourbon, durent agir en Flandre, et douze à quinze mille demeurèrent au centre, sous les deux frères du roi, pour attaquer la Champagne.

Le plan, les vœux de nos princes avaient été que Monsieur, comme héritier du trône et le suppléant naturel de Louis XVI, se proclamât, vu la captivité du roi, régent du royaume, en mettant le pied sur le territoire français ; qu’il marchât, avec ses émigrés, à la tête de l’expédition, et que les alliés, à sa suite, ne fussent que nos auxiliaires. Mais les alliés ne firent qu’en rire, ils nous reléguèrent à la queue, sous les ordres et le bon plaisir du généralissime Brunswick, qui nous fit précéder par le

    Eh bien ! lors de ma déportation au cap de Bonne-Espérance, un hasard bien singulier m’ayant placé sous la garde précisément d’un habitant de Coblentz qui avait assisté aux instants brillants de notre émigration, j’eus un grand plaisir d’en reparler avec lui. Nous ne pouvions désormais, à cet égard, avoir des secrets l’un pour l’autre, vingt-cinq ans s’étaient écoulés ; eh bien ! il me disait : « Vous n’étiez pas précisément haïs ; mais le véritable amour était pour vos adversaires ; car leur cause était la nôtre. La liberté s’était glissée parmi nous, précisément au travers de vous autres ; là, au milieu de vous, sous vos yeux mêmes, nous avions formé des clubs ; et Dieu sait si nous y riions à vos dépens, etc., etc. » Et plus d’une fois il lui était arrivé, me disait-il, mêlé à la foule qui faisait entendre des acclamations sur notre passage, de crier, avec bon nombre de ses camarades : « Vivent les princes français ! et qu’ils boivent un peu dans le Rhin. Vous parlez de l’accueil que nous vous faisions, ajoutait-il ; mais c’est celui fait à Custine qu’il eût fallu voir ! Là, vous auriez pu juger de nos vrais sentiments : nous courûmes au-devant de lui ; nous couronnâmes ses soldats ; grand nombre d’entre nous s’enrôlèrent et plusieurs en sont devenus généraux ; pour moi, j’y ai manqué ma fortune, etc. »