Aller au contenu

Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/25

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus absurde des manifestes, dont il nous sauva du moins le ridicule et l’odieux.

« Il est juste de dire, toutefois, que parmi nous quelques vieilles têtes, mieux avisées, n’avaient pas été sans prévoyance à cet égard ; aussi avaient-elles proposé dans le conseil des princes y disait-on, de se jeter, avant l’arrivée des alliés, sur quelque point de la France, et d’y nourrir, pour notre compte, la guerre civile. D’autres, plus désespérés ou plus ardents, conseillaient de se saisir noblement des États de l’électeur de Trèves, notre bienfaiteur ; d’occuper Coblentz et sa forteresse, et d’en faire, pour tous les mécontents français, un centre de ralliement, un point d’appui indépendant du corps germanique ; et quand nous nous récriions contre une telle perfidie et une telle ingratitude, ils nous répondaient : « Aux grands maux les grands remèdes. » On ne sait ce qu’eussent pu produire de pareilles résolutions, qui étaient au demeurant bien plus dans l’audace de nos jours que dans les mœurs d’alors. Aussi ne furent-elles pas suivies ; et d’ailleurs il était trop tard, nous étions trop engagés au milieu des étrangers ; nous leur appartenions déjà, et nos destinées devaient s’accomplir !…

« Quant à nous qui formions la multitude, nous étions loin de prévoir nos malheurs. Nous nous mîmes en marche avec allégresse. Il n’était pas un de nous qui ne se vît, à quinze jours de là, chez lui triomphant au milieu de ses vassaux soumis, humiliés, accrus. Notre confiance n’eût permis là-dessus aucune observation, aucun doute ; j’en vais donner une preuve, qui, pour m’être personnelle et fort minutieuse en elle-même, n’en sera pas moins caractéristique pour tous. Nous traversions la ville de Trèves ; un de mes grands-oncles, lors de la guerre de la succession, en avait été gouverneur, pour Louis XIV, durant la conquête. Je fus visiter sa sépulture ; elle se trouvait dans une chapelle des chartreux de cette ville. La chaleur de mon âge, celle du moment, me portèrent à vouloir lui élever un petit monument, avec une superbe inscription analogue aux circonstances. Je ne doutais de rien. Il n’en fut pas ainsi des bons religieux : le prieur exigea que je m’en entendisse avec M. l’abbé, espèce d’évêque, et d’évêque allemand. Sa sagesse, sa tiédeur, en dépit de ses nombreux quartiers, lorsque je lui débitais mon projet chevaleresque, me prévinrent d’abord fortement contre lui ; mais quand, après quelques circonlocutions, il m’accoucha que, dans les circonstances présentes… la prudence… la sagesse… si les Français venaient à entrer dans la ville… À ces derniers mots, mon indignation fut extrême ; elle fut telle que je ne me donnai pas le temps de lui répliquer