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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/290

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adoptés, ils demeuraient toujours, bien que nous prononçassions les véritables cent fois par jour à ses côtés ; et si nous eussions adopté les siens, son oreille en eût été choquée. Il en était de même de l’orthographe ; la plupart du temps il n’en écrivait pas un mot, et si nos copies lui eussent été portées avec de pareilles fautes, il s’en fût plaint.

Un jour l’Empereur me disait : « Vous n’écrivez pas l’orthographe, n’est-ce pas ? » Ce qui fit sourire malignement le voisin, qui prenait cela pour un jugement. L’Empereur qui s’en aperçut, reprit : « Du moins, je le suppose, car un homme public et dans les grandes affaires, un ministre, ne peut, ne doit pas écrire l’orthographe. Ses idées doivent courir plus vite que sa main ; il n’a le temps que de jeter des jalons ; il faut qu’il mette des mots dans des lettres et des phrases dans des mots ; c’est ensuite aux scribes à débrouiller tout cela. » Or l’Empereur laissait beaucoup à faire aux scribes ; il était leur désolation. Son écriture composait de véritables hiéroglyphes ; elle était illisible souvent pour lui-même. Un jour mon fils, lui lisant un des chapitres de la campagne d’Italie, s’arrête tout court, cherchant à déchiffrer. « Comment, le petit âne, dit l’Empereur, ne peut pas relire son écriture ! – Sire, c’est que ce n’est pas la mienne. Et de qui donc ? – Celle de Votre Majesté. – Comment, petit drôle, prétendez-vous m’insulter ? » Et l’Empereur, prenant le cahier, fut fort longtemps à chercher et puis le jeta en disant : « Il a ma foi raison, je ne saurais dire ce qu’il y a. »

Il lui est arrivé souvent de me renvoyer les copistes pour essayer de leur déchiffrer ce qu’il n’avait pu retrouver lui-même.

L’Empereur expliquait la netteté de ses idées et la faculté de pouvoir, sans se fatiguer, prolonger à l’extrême ses occupations, en disant que les divers objets et les diverses affaires se trouvaient casés dans sa tête comme ils eussent pu l’être dans une armoire. « Quand je veux interrompre une affaire, disait-il, je ferme son tiroir et j’ouvre celui d’une autre ; elles ne se mêlent point, et ne me gênent ni ne me fatiguent jamais l’une par l’autre. »

Jamais non plus il n’avait éprouvé, disait-il, d’insomnies par la préoccupation involontaire de ses idées. « Veux-je dormir, je ferme tous les tiroirs, et me voilà au sommeil. » Aussi observait-il qu’il avait toujours dormi quand il en avait besoin et à peu près à volonté.


Mon atlas – Gaieté de Napoléon sur son fatalisme supposé – Le gouverneur insiste vainement pour être reçu de l’Empereur.


Mardi 1er octobre.

Quand je suis entré chez l’Empereur, il avait mon atlas entre les mains. Il allait et revenait sur diverses feuilles généalogiques, dont il