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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/342

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la paix à tout prix, et n’eussent été nullement fâchées d’y voir l’Empereur amené par force, soit calcul, soit conviction, il lui fut répondu que l’immensité des blessés ne devait point étonner ; que la grande partie l’était à la main, et que la blessure était de leur propre fait et pour n’avoir plus à se battre. Ce fut un coup de foudre pour l’Empereur ; il répéta ses informations, et reçut le même résultat ; il en était au désespoir. « S’il en était ainsi, s’écriait-il, malgré nos succès, notre position serait sans remède ; elle livrerait la France pieds et poings liés aux barbares. » Et cherchant dans son esprit comment arrêter une telle contagion, il fit mettre à l’écart tous les blessés d’une certaine nature, nomma une commission de chirurgiens présidée par Larrey, pour constater leurs blessures, résolu de sévir d’une manière exemplaire contre ceux qui auraient eu la lâcheté de se mutiler eux-mêmes. M. Larrey, toujours opposé à l’idée de la mutilation volontaire qui, selon lui, compromettait l’honneur de l’armée et celui de la nation, se présenta devant l’Empereur pour renouveler ses observations. Napoléon, irrité de son obstination, qu’on avait eu soin de faire ressortir encore, lui dit d’un front sévère : « Monsieur, vous me ferez vos observations officiellement, allez remplir votre devoir. »

Le baron Larrey se mit aussitôt au travail, mais avec solennité ; et poursuivant les plus petits détails, il avançait lentement, tandis que divers motifs rendaient bien des gens impatients ; on savait que l’Empereur l’était beaucoup. On ne manqua pas même d’aller jusqu’à faire observer à M. Larrey que sa position était des plus délicates, périlleuse même : il demeura sourd et imperturbable. Enfin, au bout de quelques jours, il se rendit auprès de l’Empereur, insistant pour remettre lui-même son travail en personne. « Eh bien ! Monsieur, lui dit l’Empereur, persistez-vous toujours dans votre opinion ? – Je fais plus, Sire, je viens la prouver à Votre Majesté : cette brave jeunesse était indignement calomniée ; je viens de passer beaucoup de temps à l’examen le plus rigoureux, et je n’ai pas trouvé un coupable ; il n’y a pas un de ces blessés qui n’ait son procès-verbal individuel ; des ballots me suivent. Votre Majesté peut en ordonner l’examen. » Cependant l’Empereur le considérait avec des regards sombres. « C’est bien, Monsieur, lui dit-il en saisissant son rapport avec une espèce de contraction ; je vais m’en occuper. » Et il se mit à marcher à grands pas dans son appartement d’un air agité et combattu ; puis, revenant bientôt à M. Larrey avec un visage tout à fait dégagé, il lui prend affectueusement la main, et lui dit d’une voix émue : « Adieu, monsieur Larrey, un souverain est bien heureux d’avoir affaire à un homme tel que vous ! On vous portera mes ordres. » Et M. Larrey