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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/358

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gaspillage et des dettes permanentes de Joséphine, en est arrivé à raconter qu’il s’était vu lui-même, lui, l’homme le plus régulier qui existât, l’objet d’un esclandre fort désagréable à Saint-Cloud. « Étant dans ma calèche, disait-il, l’impératrice Marie-Louise à mes côtés, et au milieu d’un concours immense de peuple, je m’étais vu interpellé tout à coup à la façon de l’Orient, comme eût pu l’être le sultan se rendant à la mosquée, par un homme qui avait travaillé pour ma personne, et réclamait une somme considérable dont on lui refusait le paiement depuis longtemps. Et il se trouva que c’était juste, remarquait Napoléon ; mais j’étais en règle ; j’avais payé, et depuis longtemps ; aussi l’intermédiaire seul était coupable, etc. »

Dans un autre moment, à la suite de l’impopularité dont, disait-il, il avait fini par être l’objet, comme je revenais à lui témoigner mon étonnement de ce qu’il n’avait pas cherché quelque moyen de faire contre-miner les libelles, et de rappeler l’opinion qu’on lui enlevait, il a répondu avec une sorte d’inspiration : « J’avais, ma foi, des vues bien autrement larges que celles d’aller m’occuper de flagorner ou de ménager une petite multitude, quelques coteries ou nuances de sectes ; non, il fallait me laisser revenir victorieux de Moscou, et l’on eût vu bientôt, non seulement tous ces gens-là, non seulement toute la France, mais encore le monde entier me revenir, m’admirer et me bénir. Il ne m’eût plus fallu que disparaître par hasard au sein du mystère, et le vulgaire eût renouvelé pour moi la fable de Romulus, il eût dit que je m’étais enlevé au ciel pour aller prendre ma place parmi les dieux !… »


L’Empereur viole, dit-il, les règles de la médecine – C’est lui qui, le premier, nous appelle la grande nation – Il a commandé toute sa vie.


Jeudi 31.

Le temps s’était mis au beau ; la température aujourd’hui était délicieuse. Il y avait six jours que l’Empereur gardait la chambre ; fatigué de la monotonie de son mal, il a résolu de violer, disait-il, la loi du docteur. Il est sorti ; mais il se sentait si faible, qu’il pouvait à peine marcher. Il a fait demander la calèche, et nous avons fait un tour. Il était triste et silencieux. Il souffrait beaucoup, surtout des boutons qui couvraient ses lèvres.

Peu après son retour, il m’a fait demander dans sa chambre. La promenade l’avait encore abattu. Il se sentait très faible et fort disposé à l’assoupissement. Je l’ai déterminé à manger un peu ; il a fini par un verre de vin de liqueur, et il est convenu qu’il en était réveillé, et se trouvait beaucoup mieux. Il s’est mis à causer.