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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/370

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il suffit du simple fait : y avoir jeté de pauvres soldats qui n’étaient point accoutumés à la mer ; les avoir entassés les uns sur les autres dans des lieux infects, trop étroits pour les contenir ; leur avoir fait respirer deux fois par vingt-quatre heures, à la marée basse, les exhalaisons pestilentielles de la vase ; avoir prolongé dix ou douze ans ce supplice de chaque jour, n’est-ce pas assez pour que le sang bouillonne au hideux tableau d’une telle barbarie ? Et, sur ce point, je me reproche fort de n’avoir pas usé de représailles, de n’avoir pas jeté dans des pontons pareils, non les pauvres matelots et soldats dont la voix ne compte pas, mais tous les milords et la masse de la classe distinguée. Je leur eusse laissé libre correspondance avec leur pays, leurs familles, et leurs cris eussent assourdi les ministres et les eussent fait reculer. Il est vrai que les salons de Paris, toujours les meilleurs alliés des ennemis, n’eussent pas manqué de me dire un tigre, un cannibale : n’importe, je le devais aux Français, qui m’avaient chargé de les protéger et de les défendre. J’ai manqué de caractère : c’était mon devoir. » Et il m’a demandé si les pontons existaient de mon temps. Je ne pouvais le lui dire ; cependant je pensais que non, parce que j’étais sûr qu’alors existaient des prisons parquées en pleine campagne ; que beaucoup d’Anglais les visitaient, faisant du bien aux prisonniers, achetant leurs petits travaux. Toutefois ils devaient être bien mal et souffrir de la faim ; car on racontait qu’un agent du gouvernement y étant entré à cheval, et en étant descendu un instant, il n’avait pas eu le dos tourné, que le pauvre animal, en un clin d’œil, avait été enlevé, dépecé et dévoré. Je ne garantissais pas le fait ; mais il nous avait été raconté par des Anglais mêmes, et il est vrai que les fanatiques d’entre eux ne le citaient pas comme preuve des besoins des prisonniers français, mais bien pour faire ressortir toute leur férocité et leur voracité. L’Empereur en riait comme d’un conte bleu, disant que la nature aurait à en frémir si la chose était réelle ; car il est bien évident à qui que ce soit, remarquait-il, qu’il n’y a que la faim poussée jusqu’à la rage qui puisse porter à dévorer du cheval. Je lui donnais une autre raison pour croire que de mon temps il n’y avait point encore de pontons, c’est qu’il avait été grandement question de consacrer aux prisonniers quelques petites îles désertes situées entre l’Angleterre et l’Irlande. On les y eût déposés ; toute embarcation quelconque eût été soustraite, on les eût tout à fait abandonnés à eux-mêmes dans un complet isolement, et il n’eût plus été besoin que de quelques bâtiments légers, en constante croisière, pour les garder. Seulement on objectait qu’en cas de descente de la part de l’ennemi, son grand et facile objet serait d’aborder ces îles, et qu’en y distribuant des armes, il y recruterait une