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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/413

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entre les mains de ce général, Napoléon pour empereur, même après Waterloo, même après son abdication. Fut-ce de la part de Lamarque ignorance du véritable état des choses, ou seulement pure fantaisie du vainqueur ? Toutefois le voilà dans l’exil ; il est du nombre des trente-huit. C’est qu’il est plus facile de proscrire que de vaincre, etc., etc.

Il a pris envie à l’Empereur de venir dîner avec nous ; c’était la première fois depuis son incommodité, c’est-à-dire depuis seize jours. Cela nous semblait une petite fête ; toutefois nous ne pouvions nous empêcher de remarquer avec douleur une grande altération dans tous ses traits et des traces visibles d’une aussi longue réclusion.

Après dîner, on a repris les lectures, depuis si longtemps interrompues. L’Empereur nous a lu l’Agamemnon d’Eschyle, dont il a fort admiré l’extrême force jointe à la grande simplicité. Nous étions frappés surtout de la gradation de terreur qui caractérise les productions de ce père de la tragédie. Et c’est pourtant là, faisait-on observer, l’étincelle première à laquelle se rattache notre belle lumière moderne.

Après l’Agamemnon d’Eschyle, l’Empereur a fait venir l’Œdipe de Sophocle, qui nous a également fait le plus grand plaisir, et l’Empereur a répété qu’il regrettait fort de ne l’avoir point fait jouer de la sorte à Saint-Cloud.

Talma avait toujours combattu cette idée ; mais l’Empereur disait être fâché de n’avoir point insisté : « Non que j’eusse voulu essayer, ajoutait-il, d’en ramener la mode ou de corriger notre théâtre, Dieu m’en garde ! mais seulement parce que j’eusse aimé à juger des impressions de la facture antique sur nos dispositions modernes. » Il était persuadé qu’un tel spectacle eût fait grand plaisir, et il se demandait quel effet eussent pu produire, avec notre goût moderne, le coryphée et les chœurs grecs, etc.

Il est passé de là à l’Œdipe de Voltaire, qu’il a beaucoup vanté. Cette pièce lui présentait, disait-il, la plus belle scène de notre théâtre. Quant à ses vices, les amours si ridicules de Philoctète, par exemple, il ne fallait point en accuser le poète, mais bien les mœurs du temps et les grandes actrices du jour, qui imposaient la loi. Cet éloge de Voltaire nous a frappés : il était nouveau pour nous, tant il était rare dans la bouche de l’Empereur.

À onze heures, et déjà couché, l’Empereur m’a fait appeler et a continué à causer sur notre théâtre et sur celui des Grecs et des Romains, au sujet desquels il a dit beaucoup de choses fort curieuses.

D’abord il s’étonnait que les Romains n’eussent point de tragédies ;