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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/426

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est passé à l’expédition de Russie, répétant une grande partie des choses que j’ai dites ailleurs. Je ne reproduis ici que ce qui m’a paru neuf.

« Et voici encore, disait-il, une autre circonstance où on a pris l’accident pour le principe. J’ai échoué contre les Russes ; de là ils sont inattaquables chez eux, invincibles ; mais pourtant à quoi cela a-t-il tenu ? Qu’on le demande à leurs fortes têtes, à leurs hommes sages et réfléchis ; qu’on consulte Alexandre lui-même et ses sentiments d’alors ; sont-ce les efforts des Russes qui m’ont anéanti ? Non, la chose n’est due qu’à de purs accidents, qu’à de véritables fatalités : c’est une capitale incendiée en dépit de ses habitants, et par des intrigues étrangères ; c’est un hiver, une congélation dont l’apparition subite et l’excès furent une espèce de phénomène ; ce sont de faux rapports, de sottes intrigues, de la trahison, de la bêtise, bien des choses enfin qu’on saura peut-être un jour, et qui pourront atténuer ou justifier les deux fautes grossières en diplomatie et en guerre que l’on a le droit de m’adresser : celle de m’être livré à une telle entreprise, en laissant sur mes ailes, devenues bientôt mes derrières, deux cabinets dont je n’étais pas le maître, et deux armées alliées que le moindre échec devait rendre ennemies. Mais pour tout conclure enfin sur ce point, et même annuler tout ce qui précède d’un seul mot, c’est que cette fameuse guerre, cette audacieuse entreprise, je ne l’avais pas voulue ; je n’avais pas eu l’envie de me battre ; Alexandre ne l’avait pas davantage, mais une fois en présence, les circonstances nous poussèrent l’un sur l’autre : la fatalité fit le reste. »

Et, après quelques moments d’un silence profond, et comme se réveillant, l’Empereur a repris : « Et un Français a eu en ses mains les destinées du monde ! S’il avait eu le jugement et l’âme à la hauteur de sa situation ; s’il eût été bon Suédois, ainsi qu’il l’a prétendu, il pouvait rétablir le lustre et la puissance de sa nouvelle patrie, reprendre la Finlande, être sur Pétersbourg avant que j’eusse atteint Moscou. Mais il a cédé à des ressentiments personnels, à une sotte vanité, à de toutes petites passions. La tête lui a tourné, à lui, ancien jacobin, de se voir recherché, encensé par des légitimes ; de se trouver face à face en conférence de politique et d’amitié avec un empereur de toutes les Russies, qui ne lui épargnait aucunes cajoleries. On assure qu’il lui fut même insinué alors qu’il pouvait prétendre à une de ses sœurs en divorçant d’avec sa femme ; et, d’un autre côté, un prince français (M. le comte d’Artois) lui écrivait qu’il se plaisait à remarquer que le Béarn était le berceau de leurs deux maisons !