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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/483

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ce moment en son pouvoir, je suis bien sûr que, quels qu’eussent été ses intentions ou ses actes, il eût été pardonné avec ardeur. C’est un sentiment du moment, une situation inopinée, sans doute, que je surprenais là ; et je ne pense pas qu’ils aient été saisis par beaucoup ; Napoléon n’en devait pas être prodigue ; ce point délicat touchait de trop près à sa fierté et à la trempe spéciale de son âme ; aussi variait-il tout à fait ses raisonnements et ses expressions à cet égard, et cela à mesure que le cercle s’élargissait autour de lui. On vient de voir ce qu’il témoignait dans l’épanchement du tête-à-tête ; quand nous étions rassemblés entre nous, c’était déjà autre chose : cette affaire avait pu laisser en lui des regrets, disait-il, mais non créer des remords, pas même des scrupules. Y avait-il des étrangers, le prince avait mérité son sort.

L’Empereur avait coutume de considérer cette affaire sous deux rapports très distincts : celui du droit commun ou de la justice établie, et celui du droit naturel ou des écarts de la violence. Avec nous il raisonnait volontiers et d’ordinaire d’après le droit commun, et l’on eût dit que c’était à cause de la familiarité existante ou de sa supériorité sur nous qu’il daignait y descendre, concluant habituellement, par son adage accoutumé : qu’on pourrait lui reprocher peut-être d’avoir été sévère, mais qu’on ne saurait l’accuser d’aucune violation de justice, parce que, bien qu’en eussent répandu la malveillance et la mauvaise foi, la calomnie et le mensonge, toutes les formes avaient été régulièrement et strictement observées.

Mais, avec les étrangers, l’Empereur s’attachait presque exclusivement au droit naturel et à la haute politique. On voyait qu’il eût souffert de s’abaisser avec eux à trop faire valoir les droits de la justice ordinaire ; c’eût été paraître se justifier : « Si je n’avais pas eu pour moi, contre les torts du coupable, les lois du pays, leur disait-il, au défaut de condamnation légale, il me serait resté les droits de la loi naturelle, ceux de la légitime défense. Lui et les siens n’avaient d’autre but journalier que de m’ôter la vie ; j’étais assailli de toutes parts et à chaque instant : c’étaient des fusils à vent, des machines infernales, des complots, des embûches de toute espèce. Je m’en lassai ; je saisis l’occasion de leur renvoyer la terreur jusque dans Londres, et cela me réussit. À compter de ce jour, les conspirations cessèrent. Et qui pourrait y trouver à redire ? Quoi ! journellement, à cent cinquante lieues de distance, on me portera des coups à mort ; aucune puissance, aucun tribunal sur la terre ne sauraient m’en faire justice, et je ne rentrerais pas dans le droit naturel de rendre guerre pour