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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/51

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publique, en refusant, après la catastrophe de Paul, l’entrée de ses États à un des officiers du nouvel empereur ; et répondant aux plaintes officielles qui lui étaient adressées à ce sujet, qu’Alexandre ne devait pas trouver mauvais que lui, Gustave, qui pleurait encore l’assassinat de son père, fermât l’entrée de ses États à l’un de ceux que la voix publique accusait d’avoir immolé le sien (de lui Alexandre).

« À mon apparition à la souveraineté, disait l’Empereur, il se déclara mon grand antagoniste ; on eût dit qu’il ne voulait rien moins que recommencer le grand Gustave-Adolphe. Il courut toute l’Allemagne pour rameuter contre moi. Lors de la catastrophe du duc d’Enghien, il jura de le venger de sa personne, et plus tard renvoya insolemment l’aigle noir au roi de Prusse, parce que celui-ci avait reçu ma Légion-d’Honneur, etc., etc.

Enfin son moment fatal arriva, disait l’Empereur, une conspiration peu commune l’arracha du trône et le déporta hors de ses États. L’unanimité contre lui prouve ses torts sans doute. Je veux qu’il fût inexcusable, même fou ; toutefois est-il extraordinaire et sans exemple que dans cette crise il ne se soit pas tiré une seule épée pour sa défense, soit par affection, par reconnaissance, par vertu, ou par niaiserie même si l’on veut ; et vraiment c’est là une circonstance qui honore peu l’atmosphère des rois. » Ce prince, ballotté, trompé par les Anglais qui voulaient en faire leur instrument, repoussé par ses proches, parut vouloir renoncer au monde ; et, comme s’il eût senti son existence flétrie par son mépris des hommes et son dégoût des choses, il fut volontairement se perdre tout à fait dans la foule.

L’Empereur disait qu’après la bataille de Leipsick, Gustave lui avait fait parvenir qu’il lui en avait voulu beaucoup sans doute ; mais que depuis longtemps il était celui des souverains dont il avait le moins à se plaindre, et que depuis bien longtemps aussi il n’avait plus pour lui qu’admiration et sympathie ; que les malheurs du moment lui permettaient de l’exprimer sans embarras ; qu’il s’offrait pour être son aide de camp[1], et lui demandait un asile en France. « Je fus touché, ajou-

  1. Je dois faire connaître que M. le colonel Gustafson (Gustave IV) m’a écrit pour s’élever contre l’inexactitude de ce fait. Mais par sa lettre même on pourrait être conduit à penser que l’erreur ne provient que d’une interprétation forcée donnée à ses paroles véritables ; or chacun sait combien cette inexactitude est facile, même habituelle, lorsqu’il s’agit d’un fait qui ne peut avoir été transmis qu’à l’aide de plusieurs intermédiaires. Dans la crainte d’avoir mal entendu moi-même, ce qui eût été possible, je n’aurais pas hésité un instant à prendre l’erreur sur mon compte ; mais chaque lecteur jugera que l’étendue de la conversation de Napoléon, le développement de ses idées sur le sujet ne pouvaient me laisser aucun doute.