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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/513

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lui en fit les honneurs avec une grâce et une élégance qui recommandent son caractère.

Nous partîmes, et telle était notre sécurité, que, dans l’abandon de notre bonne foi, chacun de nous remplit le temps du voyage de rêves innocents sur nos nouvelles destinées, au sein du repos et de l’hospitalité britannique. Que nous étions loin de soupçonner toutes les horreurs de notre affreux mécompte !

À peine nous eûmes jeté l’ancre sur les plages anglaises que tout prit autour de nous l’aspect le plus sombre. Le capitaine avait communiqué sur-le-champ ; à son retour ce nous fut assez de son visage pour pressentir nos malheurs. C’était un homme de bien, qui avait exécuté ses instructions, sans connaître l’horrible secret qui les avait dictées[1]. Nous avions été condamnés d’avance à être jetés sur le roc stérile de Sainte-Hélène, au milieu des mers, à cinq cents lieues de toutes terres.

« Nous fûmes mis, dès cet instant, sous l’interdit le plus sévère ; toute communication nous fut défendue. Des bateaux armés rôdèrent autour de nous, éloignant à coups de fusils les curieux qui osaient nous approcher. On nous signifia bientôt, dans les termes les plus durs et dans les formes les plus amères, l’inique, la fatale sentence, et l’on ne perdit pas un instant pour la mettre à exécution. On saisit nos épées, on visita nos effets, pour nous prendre et gérer, disait-on, notre argent, nos billets, nos diamants ; on supposait des trésors à l’Empereur. Qu’on le connaissait mal ! On ne lui trouva que quatre mille napoléons, qu’on retint, et quelque peu d’argenterie qu’on lui laissa. Les objets de service du moment, quelque linge, des vêtements, quelques caisses de sa bibliothèque de campagne, composaient toute la fortune de celui qui avait gouverné le monde, distribué des royaumes et créé des rois.

« On nous transborda du Bellérophon sur le Northumberland, et nous fûmes lancés sur le vaste Océan, vers nos destinées nouvelles, aux extrémités de la terre.

« Nous avions suivi l’Empereur en très grand nombre ; il ne fut permis qu’à quatre de partager son supplice. En le voyant partir, ceux qui restaient en arrière sanglotaient de douleur ; un de ceux qui avaient le bonheur de le suivre ne put s’empêcher de dire à l’amiral Keith, qui se trouvait à côté : « Vous observerez, du reste, Milord, que ce sont ceux qui demeurent qui versent des pleurs. »

« L’Empereur laissa après lui une protestation courte, simple et

  1. Je me trompais ; voir la relation du capitaine Maitland, publiée en 1826, et la réfutation qu’elle a amenée.