Aller au contenu

Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/519

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soumettre. La couleur de l’habit ou la différence de nation n’est pas son objection ; car quand on a reçu le baptême du feu, disait-il, on est à ses yeux d’une même religion ; mais il ne voudrait sortir que pour se procurer une jouissance ; c’est le moment où il pourrait s’épancher avec nous ; un étranger le lui interdirait. Il voudrait se distraire de sa situation, et la présence de son geôlier la lui rappellerait sans cesse. Tout se calcule dans la vie, dit-il, tout se pèse ; or, le bien qu’en retirerait son corps demeurerait fort au-dessous du mal qu’éprouverait son esprit. Un instant l’amiral Cockburn se prêta avec assez de grâce à lui faciliter ses excursions extérieures ; mais ce ne fut que l’arrangement d’un jour. Dès le lendemain, soit qu’il se repentît ou autrement il fut prétendu qu’on ne s’était pas compris, et il n’en fut plus question.

« La grande occupation de l’Empereur est de lire dans sa chambre ou de dicter à chacun de nous sur les principales époques de sa vie. Sainte-Hélène ne sera pas tout à fait perdue pour l’histoire ni pour la gloire française ; les campagnes d’Italie et l’expédition d’Égypte sont déjà assurées : ce sont des ouvrages dignes de leur sujet. Il n’appartenait qu’à celui qui avait accompli ces prodiges de les écrire dignement.

« L’Empereur a appris l’anglais, Monseigneur, et j’ai la gloire de l’enseignement. En moins de trente leçons il a pu lire les papiers-nouvelles ; aujourd’hui il parcourt tous les ouvrages.

« Tout ce qui concerne la vie animale se trouve ici de la plus mauvaise qualité, ou manque même tout à fait. C’est mauvais : d’abord parce qu’à cette latitude et dans cette colonie, sa nature est telle ; ensuite parce que nous sommes pourvus à l’entreprise, par contrat, sans aucune autorité ni contrôle de notre part. Nous n’avons jamais pu obtenir qu’on nous fournît les animaux vivants, on en devine la cause, non plus que d’être pourvus autrement qu’au jour la journée ; si bien qu’il est arrivé plus d’une fois de voir les heures de nos repas retardées, parce que les provisions n’étaient pas encore venues, et qu’on s’est trouvé quelquefois, dans le courant du jour, privé de boire et de manger parce qu’on se trouvait précisément entre la ration consommée et la ration à venir. La viande est détestable ; le pain n’est pas le nôtre ; le vin fort souvent ne saurait se boire ; l’huile, sur laquelle l’Empereur est délicat et qu’il aime, ne peut s’employer dans son état naturel ; il a été impossible de se procurer de la liqueur passable, et elle eût fait plaisir, etc. L’Empereur, qui a été si longtemps gâté sur tous ces objets à un tel point qu’on ne saurait le dire et qu’il l’ignorait lui-même ; lui, pour qui ces jouissances ne sont que négatives, c’est-à--