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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/585

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Bonaparte m’a injurié, et je l’ai quitté en lui disant : « Monsieur, vous n’êtes pas honnête ! » Il monta alors à cheval et partit au galop. Il i était aisé de voir que la conversation avait été orageuse, car l’amiral était pensif et affecté.

19. — Napoléon m’a reçu dans son cabinet de toilette. Il me demanda gaiement des nouvelles de Gourgaud ; lui ayant répondu que je lui avais prescrit une médecine, il me dit en riant : « Il ferait bien mieux de se mettre à la diète pendant quelques jours, et de boire beaucoup d’eau. Les médecines ne sont bonnes à rien. »

Il ajouta : « Ce gouverneur est venu m’ennuyer hier. Il m’a vu me promener dans le jardin, je n’ai pu alors refuser de l’écouter. Il voulait entrer avec moi dans des détails de ménage pour affaiblir nos dépenses. Il a eu l’audace de me dire que les choses sont maintenant dans le même état qu’à son arrivée, et qu’il venait pour se justifier ; qu’il s’était déjà présenté deux fois dans cette intention, mais que j’étais dans le bain. « Non, monsieur, lui dis-je, je n’étais pas dans le bain ; mais j’en avais un de commande pour ne pas vous recevoir. Vous aggravez vos torts en cherchant à les justifier. » Il m’a dit que je le connaissais mal, et que si je le connaissais, je changerais d’opinion. « Vous connaître, monsieur ! lui répondis-je, comment le pourrais-je ? Les gens se font connaître par leurs actions, en commandant dans les batailles. Vous n’avez jamais eu sous vos ordres que des vagabonds et des déserteurs corses, des brigands napolitains et piémontais. Je connais tous les généraux anglais qui se sont distingués ; mais je ne vous ai jamais entendu nommer que comme un scrivano de Blucher ou un chef de brigands. Vous ne pouvez avoir commandé des gens d’honneur : vous n’avez jamais vécu avec eux. » Il me dit qu’il n’avait pas recherché son emploi. Je lui dis qu’il y avait des places qui ne se sollicitaient pas, qu’elles étaient données par les gouvernements aux gens qui s’étaient déshonorés profondément. « Le bourreau en fait autant que vous ; mais lorsqu’il me met la corde au cou pour m’étrangler, est-ce un motif pour l’aimer, que de savoir qu’il agit d’après des ordres ? Je ne crois aucun gouvernement assez vil pour donner des ordres semblables à ceux que vous faites exécuter. » J’ajoutai que, s’il le voulait, il n’avait pas besoin de rien m’envoyer à manger ; j’irais m’asseoir à la table des braves officiers du 53e ; que j’étais sûr qu’il n’en était pas un qui ne se trouvât heureux de donner place à un vieux soldat ; qu’il n’y avait pas un seul soldat dans tout le régiment qui n’eût plus de cœur