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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/594

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simple particulier dans quelque partie de l’Angleterre, sans me mêler jamais au grand monde. Je ne serais jamais allé à Londres, je n’aurais fréquenté que peu de personnes. Je me serais lié avec quelques savants. Je me serais promené tous les jours à cheval, et je serais revenu à mes études. »

Je lui fis observer que s’il persistait à prendre le titre de majesté, le ministre anglais saisirait ce motif pour le détenir à Sainte-Hélène. Alors il me dit : « Mais ils m’y obligent. Je voulais arriver ici incognito, je l’avais offert à l’amiral ; ils persistent à m’appeler général Bonaparte. Je n’ai pas, Dieu le sait, à rougir de ce nom ; mais je ne veux pas le reprendre, donné par eux comme une dégradation. Si la république n’a jamais existé légalement, elle n’a pas eu plus de droit de me nommer général que premier magistrat. Si l’amiral fût resté, continua-t-il, peut-être les choses se seraient-elles arrangées. Il avait du cœur et était incapable d’une action vile. Croyez-vous, ajouta-t-il, qu’il nous nuise en arrivant en Angleterre ? » Je lui dis : « La manière dont il a été traité la dernière fois qu’il est venu vous voir avec le gouverneur, me fait penser qu’il ne vous rendra aucun service. Mais il dira la vérité : pourtant il exprimera franchement la rancune qu’il peut vous garder. — Pourquoi cela ? répliqua-t-il ; nous étions très-bien ensemble à bord du vaisseau. Que peut-il dire de moi ? que je voudrais échapper pour remonter sur le trône de France ? Si la nation française n’a pu me faire empereur, elle n’a pu me faire général. Un homme à la tête d’un faible parti, pendant les troubles d’un pays, est appelé chef de rebelles ; mais lorsqu’il réussit, qu’il fait de grandes actions et élève son pays et lui-même, on le nomme général, souverain, etc. C’est le succès seul qui lui donne ce titre ; s’il eût été malheureux, il eût continué d’être chef de rebelles, et eût péri misérablement sur un échafaud. Votre nation a longtemps appelé Washington un chef de rebelles, et refusé de le connaître, lui ou la constitution de son pays ; mais ses victoires vous ont obligé de reconnaître l’un et l’autre. »

Il fit ensuite les plus grands éloges du noble dévouement que montraient les comtes Bertrand, de Montholon, de Las Cases, et les autres personnes de sa suite. « Ils auraient pourtant, continua-t-il, un excellent prétexte pour sortir de l’île, en refusant de signer l’écrit, où je suis appelé Napoléon Bonaparte, et que je leur ai défendu de signer. Mais, non, ils auraient signé tiranno Bonaparte, ou tout autre nom flétrissant, pour rester avec moi, ici, dans la misère, plutôt que de retourner en