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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/595

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Europe, où ils pourraient vivre riches, honorés. Vous le voyez, plus votre gouvernement cherche à me dégrader, plus ils ont de respect pour moi ; ils se glorifient d’avoir aujourd’hui pour moi plus de déférence que lorsque j’étais au faîte de la puissance.

« Pare, dit-il ensuite, che questo governatore è stato sempre spione. « Il serait bon pour être commissaire de police d’un faubourg. »

Je lui demandai quel était celui qu’il préférait, de Savary ou de Fouché, qui tous deux avaient été ministres de la police, et avaient eu une mauvaise réputation en Angleterre. « Savary a le cœur excellent, et est un brave et noble soldat. Vous l’avez vu pleurer. Il m’aime avec toute l’affection d’un fils. Les Anglais qui ont vécu en France désabuseront votre nation sur son compte. Fouché, au contraire, est un mécréant de toutes les couleurs, un odieux terroriste. Il vous arrache vos secrets avec un air de calme et de générosité. Il est très-riche ; ses richesses ont été mal acquises. Il existait à Paris un impôt sur les maisons de jeu ; comme c’était une manière infâme d’obtenir de l’argent, je ne voulus pas en profiter, et j’ordonnai que le montant de cet impôt serait affecté à un hôpital pour les pauvres. Il s’élevait à quelques millions ; mais Fouché, chargé de le percevoir, en mit une bonne partie dans sa poche. »

Je lui dis qu’on était étonné que pendant sa plus grande puissance, il n’eût jamais donné un duché à aucun homme distingué de son siècle, lui qui avait créé tant de princes et de ducs dans les pays conquis. Voici sa réponse, elle est remarquable : « Parce que cela aurait produit un grand mécontentement parmi le peuple. Si, par exemple, j’avais fait un de mes maréchaux duc de Bourgogne, au lieu de lui donner un titre emprunté à une victoire, cela aurait excité l’alarme en Bourgogne, parce qu’on y aurait pensé que quelque territoire et des droits féodaux étaient attachés à ce titre, et que le duc les réclamerait. La nation hait tant la vieille noblesse, que la création d’un titre qui eût emporté quelque chose d’elle aurait excité un mécontentement général, auquel, tout puissant que j’étais, je n’ai jamais voulu m’exposer. J’instituai la nouvelle noblesse pour faire oublier l’ancienne, et pour satisfaire le peuple, parce que ceux que j’en revêtis étaient sortis du peuple, et chaque soldat avait le droit d’aspirer au titre de duc. Je crois que j’ai encore eu tort en cela, parce que cela affaiblit ce système d’égalité qui plaisait tant à la nation ; mais si j’eusse créé des ducs avec des titres français, on eût cru que je voulais faire revivre les anciens priviléges féodaux sous lesquels la France a été si longtemps accablée. »