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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/61

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gnage son maître-d’hôtel Cypriani, qui est Corse, pour affirmer qu’ils en avaient de bien meilleur chez eux. À ce sujet il disait avoir eu en patrimoine la première vigne de l’île, grande et considérable, l’Esposata, c’était son nom ; il n’en devait parler, disait-il, qu’avec reconnaissance. C’était grâce à elle qu’il avait, dans sa jeunesse, fait ses voyages de Paris ; c’était elle qui fournissait aux frais de ses semestres. Nous lui demandions ce qu’elle allait devenir. Il nous a dit en avoir disposé depuis longtemps en faveur de sa nourrice, à laquelle il croyait bien avoir donné dans l’île peut-être cent vingt mille francs de biens-fonds ; il avait voulu même lui donner, disait-il, sa maison patrimoniale, mais la trouvant trop au-dessus de l’état de sa nourrice, il l’avait donnée à la famille Ramolino, sa plus proche du côté maternel, à condition que celle-ci ferait passer son habitation à la nourrice[1].

En somme, il en avait fait une grande dame, disait-il. Elle était venue à Paris lors du couronnement ; elle avait eu une audience du pape de plus d’une heure et demie. « Pauvre pape, disait l’Empereur, il fallait qu’il eût bien du temps de reste ! Elle était, au demeurant, extrêmement dévote. Elle avait pour mari un caboteur de l’île. Elle plut beaucoup aux Tuileries, et enchanta toute la famille par la vivacité de son langage et de ses gestes. L’impératrice Joséphine lui donna des diamants. »

Après le déjeuner, l’Empereur, fidèle à sa résolution d’hier, a voulu se mettre au travail ; il a mis la dernière main au chapitre de la bataille de Castiglione, si remarquable pour la précision des manœuvres et l’importance des résultats éloignés.

Après ce travail il a gagné le bois, dans l’intention d’y attendre la calèche. Continuant la conversation qu’avait amenée le chapitre, il racontait que Joséphine était partie de Brescia avec lui, et avait ainsi commencé la campagne contre Wurmser. Arrivée à Vérone, elle avait été témoin des premières fusillades. Revenue à Castel-Novo, et voyant le

  1. La maison patrimoniale de Napoléon, son berceau, possédée en effet aujourd’hui par M. Ramolino, membre de la Chambre des Députés, est demeurée, comme on le pense, un objet de vive curiosité et de grande vénération pour les voyageurs et surtout pour les militaires.
      Je tiens de témoins oculaires qu’à l’arrivée de chaque régiment en Corse, elle a été l’objet d’un spectacle constamment renouvelé, les soldats y accourant aussitôt en foule et s’y faisant introduire d’autorité, comme y ayant droit. Une fois admis, chacun s’y montre selon sa chaleur de sentiment : l’un, en parcourant des yeux, lève les mains vers le ciel ; celui-ci s’agenouille, celui-là baise le plancher ; des larmes roulent dans les yeux d’un autre : il en est qui semblent en démence. On a dit quelque chose de pareil du tombeau du grand Frédéric. Voilà l’empire des héros.