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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/617

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« Docteur, vous êtes un enfant ; vous avez trop bonne opinion de l’espèce humaine. L’idée que je me suis formée d’Hudson Lowe est juste : vous ne connaissez pas cet être. Il a de la méchanceté naturelle ; elle est encore accrue par la crainte de la responsabilité qui pèse sur lui. Je parierais ma vie, que si j’envoyais prier sir Georges Bingham, ou l’amiral, de sortir à cheval avec moi, avant que je me fusse promené trois fois, soit avec l’un, soit avec l’autre, ce gouverneur les obligerait de m’adresser un refus. Cet homme si vil vous dit que Las Cases est bien traité, qu’il ne manque de rien, et cela parce qu’il ne le laisse pas mourir de faim ! »

Le lendemain, à ma visite du matin, j’ai trouvé Napoléon au bain. La conversation a eu pour objet l’empereur Alexandre. « Il a plus de talent que ses deux autres alliés[1]. C’est un homme adroit, très-ambitieux, affamé de popularité. Le côté faible de son esprit, c’est de se croire les talents du général. Il aime à être complimenté comme tel, bien que toutes les opérations qu’il a dirigées aient été fausses et funestes. A Tilsitt, Alexandre et le roi de Prusse s’occupaient beaucoup de la confection des costumes de hussards et de dragons, et discutaient sérieusement la question de savoir si la croix des ordres devait être suspendue à tel ou tel bouton. Tous trois, nous montions tous les jours à chevai ; l’empereur Alexandre et moi nous prenions le galop, nous courions en avant, et laissions le roi de Prusse derrière nous. »

Napoléon m’a raconté plusieurs événements de sa jeunesse ; il m’a dit qu’à l’âge de quinze ou seize ans il sortit de l’école de Brienne pour se rendre à Paris. Là, après avoir soutenu avec éclat un examen général sur ses études, il fut placé immédiatement dans l’artillerie. « En 1791, à peu près un tiers des officiers de l’artillerie émigrèrent ; je devins, au siége de Toulon, chef de bataillon ; je fus proposé par les officiers de l’artillerie eux-mêmes, qui déclarèrent que j’étais parmi eux le sujet le plus savant et le plus appliqué. Durant le siége, j’étais chef de l’artillerie. Après la capitulation, je fus nommé commandant de l’artillerie de l’armée d’Italie ; mes plans firent soumettre un grand nombre de forteresses : ils furent exécutés en Suisse et au delà des Alpes. « A Paris, ou me fit général, on m’offrit le commandement de l’armée de la Vendée ; je le refusai, disant qu’il ne devait convenir qu’à un

  1. L’empereur François et le roi de Prusse.