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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/645

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serait battu, mais de vous laisser épuiser, de recourir à tous les moyens pour former une nombreuse flotte sur la Méditerranée. »

Il m’a ensuite parlé de Tilsitt. « L’empereur Alexandre et le roi de Prusse dînaient tous les jours avec moi. Alexandre m’entretint un jour de son père, sujet qui le rendit fort triste. Quand je vis cela, je changeai de conversation. »

Je demandai à Napoléon s’il pensait que Paul fût devenu absolument fou ? « Oui, dans les derniers temps ; les affaires de la France lui avaient un moment tourné l’esprit. Il a été longtemps irrité contre les hommes qui y ont pris part. J’avais changé ses sentiments, je les avais rendus raisonnables ; je les avais éclairés dans une correspondance particulière et suivie. S’il eût vécu plus longtemps, vous auriez déjà perdu l’Inde. Nous avions formé ensemble le projet de l’envahir. J’avais tracé le plan de l’expédition ; je m’étais engagé à envoyer trente mille excellents soldats ; il devait y réunir un nombre égal de soldats russes, et quarante mille Cosaques. Je fournissais dix millions pour l’achat des chameaux et des objets indispensables pour traverser le désert. Nous devions demander ensemble au roi de Prusse qu’il accordât le passage à mon contingent sur son territoire ; ce que nous eussions obtenu. J’aurais fait la même demande au roi de Perse, qui n’eût pas refusé. Une négociation était entamée ; elle aurait réussi, parce que les Persans désiraient profiter de ces résultats. Mes soldats se seraient rendus à Warsaw, où les Russes et les Cosaques devaient les joindre.

« De ce rendez-vous, les troupes alliées marchaient sur la mer Caspienne ; elles s’y seraient embarquées, ou elles eussent poursuivi leur voyage par terré ; les circonstances eussent déterminé le choix des routes. Depuis, l’inhabileté de vos ministres a été telle, qu’ils ont laissé les Russes s’enrichir de quatre provinces, qui prolongent leur territoire au delà des montagnes ; Ayez la guerre avec la Russie, et la première année elle vous enlèvera l’Inde. »

Nous parlâmes des vues de la Russie sur la Turquie. Napoléon me dit : « Toutes les idées d’Alexandre ont cette conquête pour but. Nous discutâmes plusieurs fois la possibilité et l’éventualité du partage par rapport à l’Europe ; cette proposition me plut dans le premier examen. Je pensais que le partage étendrait les progrès de la civilisation, rejetterait au delà du Bosphore ces hordes demi-sauvages campées le long du Bosphore. Pourtant quand je considérai froidement les conséquences, quand je vis l’immense pouvoir que la Russie