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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/653

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mains des alliés autour de Brienne, je lui en parlai. « En effet, je me rappelle qu’à la bataille de Brienne, vingt-cinq uhlans ou cosaques environ se placèrent sur les ailes de mon armée et s’efforcèrent d’enlever un parc d’artillerie. C’était à la chute du jour, l’horizon commençait à s’obscurcir. Je ne sais par quel accident ils tombèrent sur moi et sur l’état-major ; notre présence les déconcerta. Ils ignoraient qui j’étais ; dans le premier moment je ne les reconnus pas, je pensais qu’ils faisaient partie de mes troupes. Mais Caulaincourt s’aperçut que c’étaient des ennemis, et me le dit. Dans ce moment ces soldats effrayés s’enfuirent. Mon état-major faisait déjà feu sur eux. Un de ces soldats galopa si près de moi qu’il me poussa rudement. Lorsque je le reconnus et voulus faire feu sur lui, il était hors de mon atteinte. Je tirai l’épéc ce jour-là, ce qui ne m’arrivait presque jamais, car je n’ai gagné mes batailles qu’avec des calculs[1]. »

Je demandai encore à Napoléon s’il n’avait pas été au moment d’être pris par les Cosaques dans la retraite de Moscou. « Non, j’avais toujours avec moi une forte garde ; avec elle je pouvais repousser un parti, et même l’attaque d’un petit corps. »

14. — L’Empereur était gai. Les journaux de Londres publient que M. de Montchenu, invité à dîner par Napoléon, lui aurait répondu qu’il avait été envoyé à Sainte-Hélène pour garder sa personne, et non pour dîner avec lui. C’est une pure invention. Napoléon a levé les épaules en disant : « Ces messieurs ne changent pas. Il est assez sot pour avoir menti comme cela. »

Le gouverneur communique avec empressement à l’Empereur les libelles contre lui qu’il reçoit de Londres. Il est peu sensible à ces flots d’outrages.

15. — Le gouverneur redouble de rigueur.

L’Empereur est très-gai. La conversation est revenue sur le prince de Talleyrand. « C’est un prêtre qui a épousé une femme déjà mariée, un homme qui a vendu, trahi tout le monde et tous les partis ! L’entrée de la cour était fermée à sa femme, dont la réputation était mauvaise et qui avait reçu de quelques marchands génois 400.000 francs, pour

  1. Dans la même nuit, 1rs Français reprirent le parc de Brienne : Blucher et son état-major faillirent y être faits prisonniers en se retirant. Deux cosaques arrêtèrent Blucher prés d’une palissade au moment d’une nouvelle marche en avant ; sans cette circonstance, ce général tombait dans les mains des Français. Ils furent obligés de tirer leurs épées ; cette reconnaissance coïncide assez singulièrement avec le fait que je viens de raconter, et sur les mêmes lieux, aux mêmes heures. On pourrait penser que les uhlans dont parle Napoléon étalent Blucher et ses officiers : je tiens ces derniers détails de sir Hudson Lowe. Il a ajouté, comme un trait piquant de Blucher, que lors de la première invasion, le maire d’une ville lui offrit ses services, et que le général prussien lui dit : Amenez-moi une fille.