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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/671

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l’Empereur me fit voir sur une carte les points d’où les Russes devaient partir. « On partait d’un des ports de la mer Caspienne. La Russie doit ou crouler, ou s’agrandir, et je suppose plus vraisemblable la dernière hypothèse. Ces invasions donneront deux avantages tranchés à la Russie, de nouveaux progrès à sa civilisation, ce poli que peut communiquer le frottement avec d’autres puissances ; ensuite de l’argent et des rapprochements entre elle et les habitants des déserts, avec lesquels elle était en guerre il y a quelques années. Les Cosaques, les Calmoucks et les autres barbares qui ont suivi les Russes en France ont vu et pris le goût de notre luxe, de nos commodités sociales ; ils rapporteront dans leurs déserts le souvenir enivrant des lieux où ils ont eu de si belles femmes, une si excellente nourriture ; ils ne pourront plus vivre dans leurs pays barbares, stériles, et ils communiqueront à leurs voisins la pensée d’aller conquérir ces contrées délicieuses. Il est de toute probabilité qu’Alexandre sera obligé de vous enlever l’Inde pour acquérir des richesses et fournir de l’occupation à ses peuples ; par là, il préviendra peut-être une révolution en Russie. S’il ne fait pas cela, il se mettra à la tête de quelques cent mille de barbares à cheval, et de deux cent mille hommes d’infanterie, et arrivera au centre de l’Europe, chassant tout devant lui. L’histoire confirme mes prévisions, elle nous montre que toutes les fois que les barbares du Nord ont pris du goût pour le midi de l’Europe, ils sont revenus à la charge pour le conquérir, et ont fini par s’en rendre les maîtres.

« Ces canailles ont tout ce qu’il faut pour former d’excellentes ar mées : ils sont braves, actifs, supportent la fatigue avec persévérance, vivent de peu, sont pauvres et ne demandent pas mieux que de s’enrichir. Tout dépend à la vérité, cependant, du sort définitif de la Pologne. Si Alexandre réussit à incorporer la Pologne à la Russie, en réconciliant les Polonais avec le gouvernement russe, et non pas simplement en subjuguant le pays, il aura fait le plus grand pas vers la conquête des Indes. Mon opinion est qu’il cherchera à exécuter l’un ou l’autre des deux projets dont je viens de parler : je pense cependant que ce sera plutôt le dernier. »

J’objectai à l’Empereur les distances, le manque de numéraire en rapport avec ces entreprises. « La distance n’est rien : on peut aisément transporter les vivres sur des chameaux, et les Cosaques pourront toujours s’en procurer un assez grand nombre. Ils trouveront de l’argent en arrivant. L’espérance de la conquête réunirait sans