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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/728

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connaissez ? — Depuis longtemps. — Vous l’avez vu ? — Dans toute sa gloire. — Souvent ? — Dans la Bien-Gardée[1], au désert, sur le champ de bataille. — Vous ne croyez pas à ses malheurs ? — Son bras est fort, sa langue douce comme du miel, rien ne peut lui résister. — Il a longtemps balancé les efforts dp l’Europe entière.— L’Europe ni le monde ne peuvent accabler un tel homme. Les Mameluks, les pachas s’éclipsaient devant lui ; c’est le dieu des batailles. — Où l’avez-vous donc connu ? — Je vous le dis, en Égypte. — Vous avez servi ? — Dans la 21e ; j’étais a Bar-am-bar, a Samanhout, à Cosseïr, à Cophtos, partout où s’est trouvée cette vaillante demi-brigade. Qu’est devenu le général Belliard ? — Il vit, il a illustré son nom par vingt faits d’armes. Vous le connaissez ? — Il commandait la 21e ; il courait le désert comme un Arabe, aucun obstacle ne l’arrêtait. — Vous vous rappelez le général Desaix ? — Aucun de ceux qui ont fait l’expédition de la haute Égypte ne l’oubliera. H était brave, ardent, généreux ; il cherchait les ruines comme les batailles ; je l’ai servi longtemps. — Comme soldat ? — Je ne le fus pas d’abord ; j’étais esclave, j’appartenais à un des fils du roi de Darfour. Je fus conduit en Égypte, maltraité, vendu. Je tombai dans les mains d’un aide de camp du Juste[2] On m’habilla à l’européenne, on me chargea de quelques soins domestiques, je m’en acquittais bien ; le sultan fut content de mon zèle, m’attacha à sa personne. Soldat, grenadier, j’eusse épuisé mon sang pour lui. Mais Bonaparte ne peut être à Sainte Hélène ! — Ses malheurs ne sont que trop certains. La lassitude, les complots… — Expiraient a sa vue. Un mot nous payait nos fatigues. Nos yeux étaient satisfaits, nous ne craignions rien dès que nous l’apercevions. — Avez-vous combattu sous lui ? — J’avais été blessé à Cophtos, je fus évacué sur la basse Égypte ; j’étais an Caire quand Moustapha parut. L’armée s’ébranla, je suivis le mouvement, je me trouvai à Aboukir. Quelle précision ! quel coup d’œil ! quelles charges ! Il est impossible que Bonaparte ail été vaincu, qu’il soit a Sainte-Hélène. »

Nous n’insistâmes pas. Notre incrédule était obstiné, son illusion lui était chère, nous n’eûmes garde de la dissiper. Nous lui donnâmes du tabac, de la poudre, quelques vêtements, toutes les bagatelles qui avaient du prix dans sa tribu. Il s’en retourna satisfait, parlant tou-

  1. Le Caire.
  2. Nom que les Égyptiens donnaient au général Desaix.