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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/748

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« Quoique montagneuse, elle manque d’eau et n’a pas de grandes rivières. C’était un obstacle, mais l’excellence du sol et les dispositions locales pouvaient y remédier.

« Les salines près d’Ajaccio sont propres à la culture du café, de la canne à sucre : c’est une expérience faite ; je me proposais d’en tirer parti. Je voulais encourager l’industrie, le commerce, l’agriculture, les sciences et les arts ; j’avais dessein d’accorder des facilités aux habitants, d’appeler des familles étrangères, d’accroitre la population, en un mot, de mettre l’île à même de se suffire, la rendre indépendante des marchés du continent. J’avais adopté un plan de fortifications que j’ai médité longtemps ; elle eût été inexpugnable. Saint-Florent est l’une des situations les plus heureuses que je connaisse : c’est la plus favorable au commerce. Ses attérages sont sûrs, commodes, peuvent recevoir des flottes considérables : j’y eusse fait une ville grande, belle, qui eût servi de capitale. Voilà quels étaient les plans que j’avais conçus ; mais mes ennemis ont eu l’art de me faire consumer ma vie sur le champ de bataille, ils ont travesti en démon de la guerre l’homme qui ne respirait que les monuments de la paix. Les peuples ont été dupes du stratagème ; tout s’est levé, j’ai été accablé. Au reste, si je n’ai pu exécuter ce que je projetais pour la Corse, j’ai du moins la satisfaction d’avoir fait quelque chose pour Ajaccio. Le port en est petit, mais bien situé et bon. »

J’étais ému. Ce que je venais d’entendre avait bouleversé mon âme ; je comparais la prospérité à laquelle avait touché la Corse, avec le triste état où elle est tombée. Des larmes involontaires s’échappaient de mes yeux. « Qu’avez-vous ? me dit l’Empereur. — Ah ! Sire, daignez me pardonner.mon trouble, je ne puis me défendre du désordre où je suis ; le contraste est trop accablant. — Docteur, la patrie ! la patrie ! Si Sainte-Hélène était la France, je me plairais sur cet affreux rocher. »

5. — Légères douleurs abdominales : le bain les dissipe.

Je n’étais pas encore bien rompu à l’étiquette ; je cherchais à prendre le ton de ce qui entourait l’Empereur. Aucun de nous ne se présentait sans être annoncé devant ce prince ; nous étions respectueux, attentifs, debout, chapeau bas ; il écoutait, répondait, animait la discussion par ses saillies ; il était étincelant, affectueux, juste, plein d’aménité. C’était un homme aimable et tendre qui cherchait à concentrer sur lui toutes nos affections : ses conseils étaient ceux d’un père, ses reproches ceux d’un ami. S’il s’emportait, il était impétueux, terrible, ne souffrait pas de contradiction ; mais avait-il exhalé sa