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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/776

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des hommes. Il était silencieux ; j’avais projeté une promenade botanique, je me retirais : « Non, me dit-il, restez, j’ai quelques questions à vous faire. Vous me parlez sans cesse d’air, de foie : quelle est l’action que ces deux corps exercent l’un sur l’autre ? Comment cette action, mortelle sur ce rocher, est-elle bienfaisante ailleurs ? — On l’ignore, Sire. — On ne sait pas ce qui, dans un fluide aériforme, blesse tel ou tel organe ? — Pas plus qu’on ne sait ce qui constitue la peste, ce qui fait la différence d’un air pur d’un air contagieux. — On n’a pas cherché à isoler ce principe si funeste ? — On l’a tenté, mais en vain ; il est trop subtil, il échappe à tous les moyens dont la science dispose. — Toutefois l’atmosphère d’un pestiféré ne peut pas présenter la même composition que celle d’un homme sain. — Je ne le pense pas, mais je ne crois pas non plus qu’il y ait beaucoup de chimistes qui soient tentés d’en faire l’analyse.— Pourquoi pas ? Le laboratoire a ses braves comme le champ de bataille, et puis quelle différence dans les résultats ? Pensez-vous que la gloire de mettre fin à un fléau cruel, et même de l’avoir tenté, ne balance pas les périls de l’entreprise ? Mais revenons. Quelles sont les fonctions du foie ? » Je les lui expliquai. « Son jeu, sa structure ? » Je les lui expliquai encore. « C’est bien, me dit-il, lorsque j’eus fini, votre manière me parait neuve ; vous simplifiez la machine humaine qui, en vérité, est bien assez complexe. — En Allemagne, le docteur Frank est fort habile. — Habile, assurément ; je l’éprouvai la dernière fois que je fus à Vienne. Il m’était survenu une petite éruption à la partie postérieure du cou ; c’était peu de chose, mais ma suite s’en inquiétait, me pressait de recevoir un médecin dont on disait merveilles. J’y consentis ; Frank fut appelé. Il me trouva un vice dartreux, une maladie grave : j’avais besoin de traitement, de médicaments, de drogues ; c’était à n’en plus finir. Je mandai Corvisart. Chacun faisait son plan, sa version : j’étais malade, alité ; j’avais perdu la tête ; tout s’agitait déjà. Le médecin, dont ce mouvement doublait les inquiétudes, accourut d’autant plus vite, et n’arrêta pas qu’il ne fût à Schœnbrunn. Il croyait me trouver à la mort. Je passais une revue ; sa surprise fut extrême. Je rentrai ; on m’annonça son arrivée. « Eh bien, Corvisart, quelles nouvelles ? que « dit-on à Paris ? Savez-vous qu’on soutient ici que je suis gravement « malade ? J’ai une légère douleur de tête ; le docteur Frank prétend que « je suis attaqué d’un vice dartreux qui exige un traitement long, sévère ; « qu’en pensez-vous ? » J’avais défait ma cravate ; il examina. « Ah ! Sire, de si loin, pour un vésicatoire que le dernier médecin eut appliqué