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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/783

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avec la même vitesse. Cette excursion si simple devint une affaire d’État. On avait aperçu un cavalier équipé à la chinoise. Comment était-il apparu ? d’où venait-il ? que voulait-il ? le gouverneur ne le pouvait comprendre. L’Empereur, qui s’amusait de ses terreurs, imagina de les accroître encore. Il costuma Vignali comme il l’était lui-même ; lui donna son cheval, son piqueur, sa lunette d’approche, lui ordonna de marcher vite, et de faire mine d’observer. Le missionnaire alla, fut aperçu, signalé, mit en rumeur l’île entière, Hudson, Gorrequer, Reade, tout fut bientôt sur pied, accourut à Longwood. C’était une conspiration, un enlèvement ; c’était… Vignali déguisé. Le gouverneur se retira confus. Je me trouvais sur son passage ; il vint à moi, exhala sa colère, et finit par déclarer qu’après tout celui qui le mystifiait n’était qu’un usurpateur. « Sans doute. » Mon ton de bonhomie le trompa. Il me flattait de l’œil, s’emportait, jurait ; et, terminant par le coup de massue, il répéta que c’était un usurpateur, que je ne pouvais le nier. Son Excellence, déridée par mon impassibilité, m’invita à la confiance. J’y répondis : « L’Empereur, car en l’appelant général, vous lui faites grâce d’une usurpation, et je veux les compter toutes, est tout noir du crime que vous lui reprochez. A Toulon, il usurpa la victoire ; il l’usurpa à Montenotte, à Castiglione, à Lodi, sur le Tagliamento ; il usurpa notre admiration par la rapidité de ses triomphes ; il l’usurpa par la vengeance qu’il tira, sous les murs de Pavie, de l’affront fait à François Ier ; il l’usurpa par cette retraite fameuse où, sacrifiant ses espérances et ses parcs, il leva le siége de Mantoue, courut vaincre, et apprit à l’ennemi qu’une surprise, un succès, ne sont souvent que le prélude d’une grande défaite. « Il l’usurpa encore lorsque, abandonné à lui-même, privé de flottes, de transports, il faisait la guerre au milieu des déserts, ouvrait des canaux, fouillait des sables, et cultivait, en combattant, tous les arts de la paix. »

J’allais continuer l’histoire des usurpations : mais Son Excellence n’en voulut plus.

Je rejoignis nos Chinois que l’Empereur excitait au travail. « Eh bien, que vous a dit Hudson ? ne craint-il pas qu’il me vienne quelque jour des ailes et que je n’échappe au cercueil ? — Je l’ignore ; je lui racontais comment vous aviez usurpé la victoire, l’admiration publique : l’esquisse lui a déplu, il s’est éloigné. » Napoléon continua de rire de la mésaventure du gouverneur. Il passa aux événements que j’avais rappelés à Lowe, raconta quelques anecdotes, donna des éloges