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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/790

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des poissons pour garnir les viviers que nous avions ouverts, il voulut les mettre à l’eau et descendit au jardin. Les enfants du grand maréchal l’aperçoivent et sont bientôt autour de lui. Il ne les avait pas vus depuis quelques jours ; il se proposait de les faire appeler, et ne fut pas fâché d’être prévenu. « Cherchez le docteur, dit-il au général Montholon, j’ai besoin de son ministère, je veux qu’il me perce ces jolies oreilles. » Il montrait celles de la petite Hortense, et dépliait des boucles de corail enveloppées dans un papier qu’il tenait à la main. Je me disposai à faire cette petite opération, mais la vue de l’instrument produisit son effet. L’enfant pleurait, la mère pouvait n’être pas contente, l’Empereur hésitait. Sa présence, le bijou eurent bientôt tari les larmes. Nous nous retirâmes à l’ombre d’un chêne, le général Montholon soutenait la patiente, Napoléon regardait, le petit Arthur tapageait, criait, ne voulait pas qu’on fit du mal à sa sœur. Sa colère, ses menaces, ses phrases anglaises amusaient Napoléon ; et le petit bonhomme de grommeler d’autant plus. « Que dis-tu ? lui demanda l’Empereur. Coquin ! si tu ne cesses pas, je te fais percer les oreilles. Voyons ! seras-tu sage ? » Les boucles étaient attachées, l’opération finie, Napoléon embrassa l’aimable enfant qui l’avait soufferte, la félicita sur son courage et la renvoya. « Va montrer tes oreilles à ta maman. Si elle n’est pas contente, qu’elle les trouve mal, dis-lui que ce n’est pas moi, que c’est le dottoraccio qui les a percées. — Oui, Sire. » Elle ne fit qu’un saut et disparut.

Je restai seul avec Napoléon. La ténacité du petit Arthur l’avait frappé ; il se promenait, me faisait remarquer la fermeté de cet enfant. « Le drôle ! j’étais entêté comme lui quand j’avais son âge ; rien ne m’imposait, rien ne me déconcertait. J’étais querelleur, lutin : je ne craignais personne. Je battais l’un, j’égratignais l’autre, je me rendais redoutable à tous. Mon frère Joseph était celui à qui j’avais le plus souvent affaire. Il était battu, mordu, grondé ; j’avais déjà porté plainte qu’il ne s’était pas encore remis. Bien m’en prenait d’être alerte : maman Letizia eût réprimé mon humeur belliqueuse ; elle n’eût pas souffert mes algarades. Sa tendresse était sévère ; elle punissait, récompensait indistinctement ; le bien, le mal, elle nous comptait tout. Mon père, homme éclairé, mais trop ami des plaisirs pour s’occuper de notre enfance, cherchait quelquefois à excuser nos fautes. « Laissez, lui disait-elle, ce n’est pas votre affaire, c’est moi qui doit veiller sur eux. » Elle y veillait, en effet, avec une sollicitude qui n’a pas d’exemple. Les sentiments bas, les affections peu géné-