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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/831

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héréditaires. Je lui observai qu’Hudson était sans doute le premier geôlier du monde, mais que ses conceptions physiologiques avaient besoin de la sanction du temps. Il se récria sur l’imputation ; je lui répondis qu’elle était juste.

19. — La nuit est assez tranquille ; le malade n’éprouve pas de vomissement, et demande des pommes de terre frites. Il se trouve un peu mieux, mange plus qu’hier, et prend avec plaisir un potage au vermicelle qu’il ne rejette pas. Le pouls, petit, déprimé et pourtant régulier, donne soixante-seize pulsations à la minute ; la chaleur est naturelle, la peau ni trop humide ni trop sèche, et la physionomie animée.

L’Empereur se lève et s’assied dans son fauteuil ; il est de bonne humeur, se trouve beaucoup mieux qu’à l’ordinaire, et demande qu’on lui fasse la lecture.

Comme le général Montholon se réjouit de cette amélioration, et que moi-même je me laisse aller, je ne sais pourquoi, au même sentiment, il se met à nous sourire avec douceur, et nous dit : « Vous ne vous trompez pas, mes amis, je vais mieux aujourd’hui ; mais je n’en sens pas moins que ma fin approche. Quand je serai mort, chacun de vous aura la douce consolation de retourner en Europe. Vous reverrez, les uns vos parents, les autres vos amis, et moi je retrouverai mes braves aux Champs-Elysées. Oui, continua-t-il en haussant la voix « Kléber, Desaix, Bessières, Duroc, Ney, Murat, Masséna, Berthier, tous viendront à ma rencontre ; ils me parleront de ce que nous avons fait ensemble. Je leur conterai les derniers événements de ma vie. En me voyant, ils redeviendront tous fous d’enthousiasme et de gloire. Nous causerons de nos guerres avec les Scipions, les Annibal, les César, les Frédéric. Il y aura plaisir à cela !… A moins, ajouta-t-il en riant, qu’on n’ait peur là-bas de voir tant de guerriers ensemble. » Arnott survint ; l’Empereur s’arrêta elle reçut de la manière la plus aimable. Il l’entretint quelque temps et lui adressa des questions très-judicieuses sur sa maladie. Il lui dit que presque toujours en se levant il éprouvait une sensation douloureuse, une chaleur brûlante dans l’estomac, qui ne manquait jamais de lui causer des nausées et des vomissements ; puis, abandonnant tout à coup la suite naturelle de la conversation, il passe à sa situation actuelle, en s’adressant toujours au docteur Arnott, et prenant un ton plus animé, plus solennel : « C’en est fait, docteur, le coup est porté, je touche à ma fin, je vais rendre mon cadavre à la terre. Approchez, Bertrand, traduisez à monsieur ce que vous allez