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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/852

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éprouvaient cette émotion que le courage malheureux éveille toujours dans le cœur des braves.

L’affluence fut encore plus grande le lendemain. Les troupes, la population, tout accourt, tout se presse ; il n’y a pas jusqu’aux dames qui ne bravent l’autorité et la fatigue pour contempler une dernière fois les restes inanimés de l’Empereur. Un ordre ridicule leur défend de paraître à Longwood ; elles se mêlent à la foule, aux transports ; elles arrivent et n’en font que mieux éclater les sentiments qui les animent. Chacun répudie la complicité d’une mort cruelle : c’est une consolation pour nous.

Je la goûtais, lorsque je vis venir à moi les docteurs Schort, Mitchell et Burton, qui sortaient de chez l’officier d’ordonnance. Ces messieurs avaient, comme je l’ai dit, assisté d’office à l’autopsie, mais n’y avaient pris aucune part. Cependant ils s’étaient tout à coup avisés que c’était à eux à dresser le procès-verbal. Ils l’avaient écrit, rédigé, et me l’apportaient à signer : je refusai. Qu’avais-je à faire d’Anglais, de rédaction anglaise ? J’étais médecin de Napoléon ; j’avais fait l’autopsie, c’était à moi à la constater. Je ne pouvais rien déguiser, rien entendre ; j’offris une copie de mon rapport ; mais il n’allait pas au but, on n’en voulut pas.

La caisse qui devait recevoir l’Empereur était arrivée, je fus obligé d’y mettre le cœur et l’estomac. Je m’étais flatté de les transporter en Europe ; mais toutes mes démarches furent inutiles : j’eus la douleur d’être refusé. Je laissai le premier de ces organes dans le vase qui d’abord l’avait reçu, et mis le second dans un autre vase de même métal et de forme cylindrique, qui servait à serrer l’éponge de Napoléon. Je remplis l’un, celui qui contenait le cœur, d’alcool ; je le fermai hermétiquement, je le soudai, et les déposai l’un et l’autre aux angles du cercueil. On y descendit Napoléon ; on le plaça dans la caisse de fer-blanc, qu’on avait garnie d’une espèce de matelas, d’un oreiller, et revêtue en satin blanc. Le chapeau, ne pouvant rester, faute d’espace, sur la tête du mort, fut mis sur ses pieds, on y mit aussi des aigles, des pièces de toutes les monnaies frappées à son effigie, son couvert, son couteau, une assiette avec ses armes, etc. On ferma la caisse, on la souda avec soin, et on la passa dans une autre en acajou qu’on mit dans une troisième, faite en plomb, qui fut elle-même disposée dans une quatrième d’acajou, qu’on scella et ferma avec des vis de fer. On exposa le cercueil à la place même où le corps l’avait été, et on le couvrit avec le manteau que portait Napoléon à la bataille de Marengo. Arnott continua sa surveillance, l’abbé Vignali ses prières, et la multitude, dont les flots croissaient d’heure en heure, put circuler autour de ces apprêts funèbres.