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Page:Las Cases - Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, Tome II.djvu/912

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que nous traversâmes les Andelys, Vernon, Mantes ; et le 12 au soir la flottille s’arrêtait, peu aprês avoir doublé le pont de Poissy. Là, elle devait passer la nuit.

« Sur les deux rives se forment immédiatement des bivouacs ; des tentes s’élèvent, des feux s’allument. La garde nationale a demandé à faire, de concert avec les troupes de ligne, la veillée des armes. A la lueur des torches, les uniformes se dessinent ; les sentinelles se relèvent et croisent leurs cris ; le tambour bat la diane. Il est nuit encore, et si l’Empereur s’éveille, il pourra croire qu’il a dormi dans son camp.

« Le 13 était un dimanche, le dernier que j’allais passer auprès des restes mortels près desquels je veillais depuis deux mois.

« Je pris les ordres de Leurs Altesses Royales (car le jeune duc d’Aumale était venu joindre le cortége), et à dix heures je montai à ; l’autel, et commençai les saints mystères. Les deux princes étaient à la tête des états-majors. Autour de la Dorade s’étaient placés en ordre les autres bateaux, dont les équipages garnissaient les ponts ; les troupes en bataille, le clergé de la ville, croix et bannières levées, s’échelonnaient sur les deux rives ; et, malgré un vent violent du nord, la population de Poissy et des communes voisines, groupée sur les bords, se tenait recueillie et tête nue. Si le silence n’avait été rompu par le bruit du canon elles harmonies d’une musique funèbre, on eût pu entendre, au milieu de ces milliers d’hommes pressés, la voix grave de la prière.

« Du rivage (je l’ai su depuis), cette cérémonie apparaissait pleine de majesté, et remplissait l’âme de religieuses émotions. Ailleurs, nous devions trouver plus de pompe, mais perdre en sentiments profonds, c’est-à-dire en sentiments chrétiens.

« Après la messe, suivie de l’absoute, on fit route pour Maisons, d’où le lendemain, dès le matin, nous partions pour notre dernière étape. Il était temps : le froid devenait plus vil, la Seine allait charrier. Un voyage de huit jours, au mois de décembre, sur une rivière, dans des bateaux sans nulle installation contre la rigueur de la saison, presque sans feu, et où, enveloppé de son manteau, couché sur un matelas, il fallait se délasser des fatigues du jour ; un semblable voyage était rude, et cependant nous ne pouvions nous plaindre : notre jeune commandant n’était pas mieux traité. Le froid, la fumée, le matelas, le manteau, tout nous était commun. Puis enfin, combien auraient désiré notre place !