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LE MÉNESTREL

ceux de ce temps-là, et cela spontanément, sans commande, sans même qu’il pût prévoir une occasion favorable pour les faire entendre : cela est si vrai que son Hymne à la France ne put être exécuté dans un cadre digne de lui qu’en 1867, aux fêtes de l’Exposition universelle, alors que l’œuvre était écrite depuis une trentaine d’années. C’est en effet par un instinct naturel, une prédestination, qu’il suivit cette voie. N’avait-il pas dès 1830, étant encore élève au Conservatoire, harmonisé et orchestré le chant de la Marseillaise, avec des annotations qui témoignent vivement de l’intensité de son enthousiasme ?

Il est deux œuvres de Berlioz où l’influence des musiciens de la Révolution est plus manifeste encore. Ce sont, à la vérité, des compositions religieuses, mais conçues l’une et l’autre en vue de cérémonies ayant un caractère national et patriotique. L’une est son célèbre Requiem, son œuvre de prédilection, dont il écrivait, peu avant sa mort : « Si j’étais menacé de voir brûler mon œuvre entière moins une partition, c’est pour la Messe des morts que je demanderais grâce. » L’autre est son Te Deum, moins connu, mais tout aussi digne d’admiration. Leur destination n’est pas douteuse : le Requiem fut composé pour une cérémonie commémorative en l’honneur des morts des journées de Juillet ; n’ayant pu être exécuté à cette occasion, il fut donné aux funérailles d’un général mort à l’ennemi. Pour le Te Deum, exécuté dans une cérémonie patriotique à Saint-Eustache, en 1855, deux morceaux en caractérisent assez l’intention : d’abord la Marche pour la présentation des drapeaux, qui termine l’œuvre ; puis un prélude instrumental qui n’existe pas dans la partition gravée, mais qui se trouve dans l’autographe avec une note indiquant qu’il convient essentiellement « à une cérémonie d’actions de grâces pour une victoire, ou toute autre se ralliant par quelque point aux idées militaires[1]. »

Or, ces deux œuvres se relient intimement aux vastes compositions musicales étudiées au commencement de ce dernier chapitre. Avec le Chant du 25 Messidor, de Méhul, et celui du 1er Vendémiaire, de Lesueur, le Requiem et le Te Deum de Berlioz sont les plus beaux modèles de musique monumentale qui aient été conçus en France. Comme eux, le Requiem, exécuté aux Invalides, a adopté la disposition si hardie des orchestres se répondant des diverses parties de l’édifice : là où les quatre chœurs de son maître Lesueur, représentaient les voix de la foule se renvoyant le joyeux murmure de l’allégresse populaire, Berlioz a osé, lui, faire retentir aux quatre coins de l’édifice la terrible fanfare des trompettes du Jugement dernier. De même dans le Te Deum, où les voix sont divisées en trois chœurs, leur masse, unie à celle des instruments, dialoguait, du fond de l’église, avec l’orgue répondant du haut de sa tribune. Ainsi la tradition se poursuivait-elle sans discontinuité.

Mais les temps étaient changés. Si les hommes de la Révolution avaient vu en la musique une force et l’avaient traitée avec honneur, les gouvernements qui suivirent tendirent de plus en plus à ne considérer en elle qu’un vain bruit. Berlioz, à lui seul, fournira toutes les preuves nécessaires de cette fâcheuse évolution. On sait la peine qu’il eut à obtenir pour son Requiem une exécution digne de sa grande et superbe conception. Pour sa Symphonie funèbre et triomphale, exécutée au dixième anniversaire des journées de 1830, pour l’inauguration de la colonne de Juillet, personne ne l’écouta et c’est à peine si l’exécution put aller jusqu’au bout : au plus beau moment de l’Apothéose, les tambours des régiments se mirent à battre et les soldats à défiler pour retourner à leurs casernes. Sous le second Empire, le maître avait encore, pour une cérémonie officielle, composé une cantate : l’Impériale. Mais au milieu de l’exécution, on vint lui dire que l’Empereur s’impatientait et qu’il eût à finir sa musique au plus tôt.

C’était la fin : la musique nationale était morte en France, tombée sous l’indifférence du pouvoir.

Cet épilogue n’était pas inutile pour compléter notre étude du rôle de la musique dans les fêtes nationales, dans la vie nationale elle-même. Il nous montre la décadence d’une forme d’art issue des événements et des idées de la Révolution française, parallèlement consommée avec celle des institutions sorties des mêmes sources. Aujourd’hui que ces principes semblent avoir définitivement triomphé, ne serait-il pas opportun de tenter, dans un sens analogue, un réveil de cet art ? Ce n’est point à nous qu’il appartient d’en rien préjuger : le champ reste ouvert à l’insondable avenir. Notre but, moins ambitieux, était simplement de faire revivre des souvenirs injustement oubliés : d’autres diront si ces souvenirs, outre l’intérêt qu’ils peuvent offrir par eux-mêmes, méritent en même temps de servir d’exemple et de leçon.

Julien Tiersot.
FIN

SEMAINE THÉATRALE


reprise de falstaff à l’opéra-comique

L’Opéra-Comique nous a rendu Falstaff’avec un nouveau Falstaff en la personne de M. Fugère, pour qui la soirée était d’importance. Il s’agissait pour lui de succéder dans ce rôle à M. Maurel, qui, après avoir établi le personnage à Milan, était venu le jouer ici, imposé par Verdi, qui ne voulait pas d’un autre interprète pour l’apparition de son œuvre devant le public parisien. C’est toujours chose fort délicate et parfois dangereuse pour un comédien que de reprendre un rôle marqué de sa griffe par un autre artiste, surtout lorsque le souvenir de celui-ci est encore si frais dans l’esprit du spectateur. Il est vrai qu’il s’agissait ici de M. Fugère, c’est-à-dire d’un artiste depuis longtemps en possession de la faveur du public, bien qu’à mon sens il ne jouisse pas de l’immense renommée que devraient lui valoir, avec ses rares et précieuses qualités, la souplesse et la variété d’un talent que je considère pour ma part comme de premier ordre. Cette souplesse et cette variété, il les a déployées, Dieu sait comme, dans une foule de créations diverses, parmi lesquelles il suffirait de rappeler, entre vingt autres, le Roi magré lui, Phrymé, le Flibustir et le Portrait de Manon, où les types établis par lui sont inoubliables.

Mais j’ai hâte de dire que la soirée de mercredi a été excellente our lui, et qu’un succès aussi complet que bruyant l’a récompensé de son nouvel effort. Ce succès ne pourra que s’accentuer encore, si toutefois la chose est possible, lorsque M. Fugère aura pris pleine possession de son personnage en lui donnant toute l’ampleur dont il est susceptible. Chanteur de goût et de style, il a été parfait au point de vue vocal, bien que certaines notes du rôle soient un peu graves pour sa voix ; comédien habile et expérimenté, plein de tact et de finesse et sachant rester comique sans jamais sombrer dans la charge, il a donné au personnage tout son caractère de suffisance prétentieuse, de majesté burlesque et de sensualité grossière, sans sortir un instant des bornes du bon goût. Avec cela, une véritable originalité dans la diction musicale, en même temps que des intentions scéniques d’un comique achevé.

Déjà, au premier acte, son succès avait été grand avec le morceau de l’honneur, qu’il avait dit d’une façon exquise. Ce succès ne fit que grandir, au second, dans la scène avec Quickly, puis dans le duo avec Ford, pour atteindre à son paroxysme dans le fameux badinage : Quand j’étais page du sire de Norfolk. On vit alors, ce que peut-être on n’avait jamais vu à Paris, le public obliger l’artiste à chanter quatre fois ce couplet si amusant, et ne se lassant pas de le lui faire répéter. On ne l’avait jamais redemandé que trois à M. Maurel. Le record est décidément à M. Fugère. En résumé, cette épreuve a été un véritable triomphe pour l’excellent artiste, et Falstaff, grâce à lui, va pouvoir continuer brillamment sa carrière.

Deux autres rôles sont tenus nouvellement dans l’ouvrage : celui de Nanette, où l’aimable Mlle Laisné succède, très gentiment et très intelligemment, à Mme Landouzy, et celui de Ford, qui a passé de M. Soulacroix à M. Badiali, lequel s’est fort bien tiré de l’air emphatique de la jalousie, qui n’est décidément pas l’un des meilleurs morceaux de cette partition si exquise en son ensemble. Pour le reste, il faut rappeler avec éloges les noms de Mlle Grandjean,

  1. La partition autographe du Te Deum de Berlioz est conservée à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, à qui le maître en a fait don. Voy. Octave Fouque, les Révolutionnaires de la musique, p. 230 et suiv.