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Page:Le Ménestrel - 1894 - n°36.djvu/4

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LE MÉNESTREL

Delna et Chevalier et de M. Clément. Mlle Delna, particulièrement, a retrouvé et mérité son succès du premier jour ; elle est toujours charmante et d’un comique étourdissant dans la scène de l’auberge, aussi bien que dans le récit qu’elle fait de cette scène à Alixe et à Meg. Mais, pour Dieu ! qu’elle se garde de forcer son admirable voix comme il lui arrive parfois de le faire dans son mot : Révérence ; la justesse s’en trouve presque altérée, et aussi, par conséquent, la jouissance de l’auditeur. Une autre observation, celle-ci relative au quatuor des femmes dans la scène du jardin. Selon les habitudes de la claque, ce quatuor a été redemandé, par tradition. Or, la première, comme la seconde fois, il a été dit, je regrette d’avoir à le constater, d’une façon déplorable, tout à la fois au point de vue de la justesse, de la mesure et de l’ensemble. En Italie, où la claque est absente, et où le public vous relève vivement un artiste du péché de paresse lorsqu’il s’aperçoit chez lui d’une négligence ou d’une faiblesse, on n’eût certainement pas laissé passer une telle exécution sans quelque protestation aiguë. Ici, les spectateurs n’ont pas même paru s’en apercevoir. Il n’empêche qu’un raccord solide serait diantrement utile pour ce morceau.

Ce qui est digne, par exemple, de tous les éloges, c’est l’orchestre. Il est superbe. C’est une véritable jouissance de voir comme est rendue par lui cette adorable instrumentation de Falstaff, tout à la fois di fraîche, si vivace, si élégante et si colorée.

Arthur Pougin.
Palais-Royal. — Les Joies du foyer, comédie en trois actes, de M. Maurice Hennequin.

Fidèle à la tradition, le Palais-Royal, dès le 1er septembre, a réouvert ses portes et cette réouverture, à époque fixe, a été triplement heureuse, d’abord en ce qu’elle a très aimablement réussi, ensuite en ce qu’elle a été faite avec une pièce nouvelle, enfin en ce que l’auteur est un jeune et que ses Joies du foyer sont la première pièce qu’il signe seul, donc une sorte de début.

L’affiche dit « comédie », je n’y veux point absolument contredire, car le fond de ces trois actes fait montre d’observation juste ; mais il est très évident que toute la partie vaudeville est celle qui a le mieux servi M. Hennequin et que les scènes bouffonnes et écrites de verve ont surtout décidé du succès. Les Joies du foyer, comme toute œuvre qui se respecte, comporte une morale, à savoir que la seule manière de vivre heureux et tranquille est de tenir loin de soi une famille qui dérange vos petites habitudes, trouble votre intérieur et, au lieu des agréments qu’on est en droit d’en attendre, surtout lorsque l’on est un bon oncle à héritage, ne vous amène qu’ennuis et désagréments ; morale très Palais-Royal, comme vous voyez, et dissimulée sous un titre ironique.

C’est l’excellent Thérillac qui est chargé de nous démontrer l’exactitude de cette vérité. Ayant bien dépassé la cinquantaine, averti par un accès de goutte à la jambe que le cercle et les femmes ne sont plus absolument de son fait, il songe à se ranger et à se créer un home familial. Pour ce faire, il paiera les dettes d’un sien neveu, le mariera, nanti d’une dot rondelette, à une exquise personne, et fera vivre, à ses côtés, dans un hôtel construit à ses frais, le jeune couple qui n’aura garde, étant donné ses bontés présentes et futures, de passer son temps à le choyer et à le dorloter. Pauvre Thérillac, il a compté sans l’égoïsme de ses hôtes, qui s’occupent fort peu de lui, et sans les terribles scènes de ménage qui mettent sa maison sens dessus dessous. Ayant vainement essayé de ramener le calme au foyer domestique, il se décide à retourner chez son amie « Gégèle », où du moins, on le laissait dormir en paix.

M. Saint-Germain, dans le rôle d’un vieux mari martyr, et M. Calvin, Thérillac, sont absolument parfait et il n’y a que des compliments à adresser à Mmes Lavigne, Kerwich, Franck-Mell et à MM. Dubosc et Didier.

Paul-Émile Chevalier.

LA MUSIQUE À LA COUR DE LORRAINE


i

LE BON ROI RENÉ

À la suite d’un séjour en Normandie, nous avons, l’an dernier, parlé de la musique dans cette belle province de l’ouest. Le château de Gaillon, qui fut pendant deux siècles un centre intellectuel des plus raffinés, nous fournissait le cadre de notre étude. Aujourd’hui c’est le palais Ducal de Nancy et le château de Lunéville qui nous inspirent. Là aussi, dans cette intéressante partie de l’est, il se produisit, dans le même temps, et avant, et après, d’importantes manifestations artistiques qui nous permettront de jeter un coup d’œil d’ensemble sur la musique à la cour de Lorraine, et, par extension, sur l’histoire de l’art populaire en cette contrée si curieusement partagée.

La Lorraine, voisine de deux grands États, prise entre eux, attirée par ses goûts vers la France, entraînée, par l’essence de ses origines, dans les destinées du Saint-Empire, et gouvernée le plus souvent par des princes étrangers, recevait, en matière d’art comme pour le reste, les reflets de toutes les cours, de tous les cercles, de tous les centres de droite et de gauche. Les Flandres y projetaient également le vif éclat de leur culture artistique ; et d’Italie, et d’Orient même lui venaient de fortifiants effluves qui réchauffaient son âme ouverte à toutes les brises du dehors.

À Rouen et à Gaillon, nous avons vu se développer la pompe et la magnificence des princes-archevêques, cardinaux et primats de Normandie. La musique religieuse avait surtout prise auprès de ces grands seigneurs de l’Église, malgré leur goût prédominant pour le faste et l’apparat. Si nous avons incidemment parlé des baladins et des ménestrels, des fêtes de l’Île heureuse et des ballets donnés en l’honneur d’Henri iii, nous nous sommes surtout étendu sur les solennelles cérémonies en l’église métropolitaine de Rouen ou dans la chapelle privée du manoir archiépiscopal. Notre récit était à tout moment tout de rouge ou de violet, avec beaucoup d’or, beaucoup d’encens, des rayons irisés diaprant les marbres, et, de toutes les chapelles, de tous les jubés, de toutes les galeries, tonnant les grandes orgues, les fanfares éclatantes et les chants d’allégresse, répercutés sous les courbes majestueuses des voûtes affinées. À Nancy, à Lunéville, rien de semblable ! La cour de Lorraine est une cour toute mondaine. Le velours, les plumes et les colliers d’or y remplacent l’aumusse, la mître et la croix pastorale. On n’y chante guère matines ou vêpres, et les instruments et les voix y célèbrent surtout le joyeux plaisir de vivre et le doux bonheur d’aimer. C’est une série non interrompue de fêtes brillantes, de repas succulents et de spectacles exquis. Chacun y participe, et les jours se passent dans un enchantement perpétuel.

Dès le quatorzième siècle, au sortir des guerres intestines pour la régence du Barrois, on voit le luxe des seigneurs lorrains le disputer à celui des gentilshommes de France et d’Allemagne. Les chroniques du temps nous les montrent passant leur existence au milieu des triomphes, des tournois et des danses. Ils entretiennent des maisons princières, leur suite est éblouissante de broderie et de joyaux, et toujours ils se font accompagner d’un corps de musiciens revêtus d’habillement de soie aux couleurs de leurs armes. Mais c’est surtout sous le dux René, malgré ses courtes apparitions dans ses duchés de Lorraine et de Bar, que ce luxe s’accrut et que la musique, pour laquelle il avait un goût tout particulier, prit à la cour et chez les grands une place qu’elle ne devait plus quitter.

Nul souverain ne fut plus artiste, dans toute l’acception du mot, que ce bon René d’Anjou, que les fluctuations d’une vie tourmentée conduirent de l’ouest à l’est, du nord au sud, d’Angers à Nancy, de Metz en Provence, et plus loin encore, en Italie, à Naples, en Sicile. L’homme est tout entier dans sa captivité chez les Bourguignons, au château de Bracon : pour se désennuyer, ne peignait-il pas à fresques sur les murs de sa prison des oublies d’or, comme emblème de l’isolement dans lequel il était plongé. Mais il faisait d’autres peintures aussi, des miniatures surtout, dont il enjolivait les manuscrits de ses œuvres, car il était poète ; et n’eût-on à citer que ses Amours du berger et de la bergère, qu’on le pourrait compter parmi les meilleurs de son temps. Enfin, il composait de la musique, et pas de la plus mauvaise, au dire de ses contemporains. Ses motets défrayèrent pendant longtemps le répertoire des églises provençales, et l’on croit, non sans raison, qu’il est l’auteur des airs de la fameuse procession d’Aix.

Le théâtre, si primitif qu’il fût à cette époque, attirait également son attention. Il travailla, dit-on, à plusieurs mystères ou pièces dramatiques, qu’il se plaisait à faire représenter avec la plus grande pompe. Le terrain était, du reste, on ne peut mieux préparé pour ce genre de spectacle, en Lorraine. Le drame liturgique y avait été fort goûté jusqu’à la fin du xiiie siècle, et les représentations de ces sortes de compositions, qui relevaient du théâtre sacré aussi bien que profane, se tenaient presque toujours devant le porche des églises, ou dans les églises même, ou dans les cimetières. En plusieurs endroits on y dansait, tout comme aux processions, suivant la mode du temps.

C’étaient là les jeux de piété, si répandus dans les contrées de l’est.